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GEORGES VALOIS
LE
(JIEVAL DE TROIE
HEFLKXIONS SLR la PHILOSOPHIE
ET S un
LA CONDUITE DE LA GUERRE
s;i \IKME EDITION, REVUK ET COBHIGISR
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
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LE
CHEVAL DE TROIE
A LA MÊiVIE LIBRAIRIE
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GEORGES VALOIS
LE
CHEVAL DE TROIE
RÉFLEXIONS SUR LA PHILOSOPHIE
ET SUR
LA CONDUITE DE LA GUERRE
DEUXIEME EDITION
4° -6' mille
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
11, RUE DE MÉDICIS PARIS
MCMXVIII
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE
CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL
DES Papeteries Lafuma de Voiron
NUMÉROTÉS A LA PRESSE
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
CopTuioHT, lois, nv Georges Valois.
AU SOLDAT OCTAVE DE BARRAL
TUÉ d'une balle au FRONT
DEVANT SOISSONS
LE 5 AOUT 1915
CITÉ A l'oRDHE de l'armée
« Bien qu'appartenant à l'armée territoriale et versé dans le service
auxiliaire, a demandé ot obtenu de passer dans le service armé. Parti
comme volontaire avec le 67°, a été blessé. Reparti après guérison
comme volontaire au 404° régiment d'infanterie, n'a cessé de donner
l'exemple du courage et du dévouement, s'olïrant toujours pour les
missions dangereuses. A été tué par une balle dans un poste d'écoute. »
AU SOUS-LIEUTENANT JOSEPH BOISSIER
TUÉ d'une balle au FRONT
A l'offensive du 9 MAI 1915
médaillé militaire
deux fois cité a l'ordre
« Son chef ayant été blessé, a pris le commandement de la section,
qu'il a su, par son calme et sa bravoure, maintenir sous un feu meur-
trier. Blessé d'une balle à la jambe, a néanmoins conservé le com-
mandement de sa section qu'il n'a quitté qu'après une seconde bles-
sure. »
« A entraîné vigoureusement son unité à l'assaut des positions alle-
mandes. A réussi à lui faire traverser les lignes de défenses succes-
sives et ne s'est arrêté qu'après un parcours de 2.500 mètres, après
avoir fait rendre à ses hommes le maximum dont ils étaient humai-
nement capables. A été frappé devant la deuxième position de résis-
tance organisée par les Allemands.»
AU CAPITAINE OCTAVE DE SAMPIGNY
tué face a l'ennemi
EN ALS.\CE
LE 5 MAI 1915
CITÉ A l'ordre DE l'aRMBE
- « Officier d'une rare énergie, ayant su faire de sa compagnie une
troupe d'élite et lui inspirer par ses enseignements, par son expérience,
le mépris absolu du danger ; le 5 mai, l'a élcctrisée par son exemple :
se plaçant à sa tête, Ta enlevée à l'assaut d'une position formidable-
ment organisée au sommet d'une colline. S'est vaillamment emparé
d'une première ligne de tranchées. Il est tombé glorieusement frappé
alors qu'il se dépensait sans compter pour encouragera une résistance
opiniâtre ses hommes violemment conlre-atlaqués. »
leur camarade,
leur ami.
Barrai, Boissier, Sampigny, ce a est pas à voire
mémoire que je dédie ce livre : vous êtes vivants pour
vos amis^ pour ceux qui vous ont aimés ; nous vivons
avec vous, non ooint comme avec des morts que Von
pleure, mais comme avec des âmes, des esprits, des
cœurs que l'on ne cesse d'interroger, d'écouler, avec
qui Von se concerte pour agir dans ce monde. Depuis
ce printemps et cet été où vous avez été frappés, guet-
tant ou poursuivant Vennemi ou résistant à son choc,
il n'est point de jour que nous ne prononcions vos noms
dans nos prières et dans nos conseils. Nous ne disons
point : qu'eussent-ils dit? Nous disons: que disent-ils?
Nous entendons vos voix. Vous êtes présents. Vous
variez ; vous conseillez; vous commandez. Nul de nous
ne pourra jamais vous voir étendus, immobiles et
froids, sur la terre. Vous êtes debout : Barrai, votre
fusil braqué sur Vennemi! Boissier, le revolver au
poing ! Vépée haute, Sampigny ! Ah ! si nous pleurons,
parfois, nous ne savons si c'est de penser que nous ne
Dourrons vous embrasser, au jour béni de la victoire,
ou d'être emplis par l'allégresse du triomphe où vous
nous conduisez !
Vous êtes présents. Vous êtes debout !
Barrai, j'entends votre commandement, quelques
mois avant la guerre, au milieu d'une salle de fau-
bourg : En colonne ! En avant ! C^est contre les ser-
8 LE CHEVAL DE TROIE
viteurs inconscients de Vélranger que vous conduisez
l'irrésistible charge. Voici voire vraie figure qui appa-
raît. Vous qui êtes, dans le commerce quotidien^ si
sobre de paroles et de gestes, d'une réserve que Von
croit sévère et froide au premier coup, voici que votre
grande passion vous enveloppe de feu ! Vous qui vous
effacez, dans le calme des jours sans bataille, vous
vous jetez au premier rang, dans le danger. Vous êtes
chef. Qui hésite à vous suivre ? Votre haute taille,
votre grave visage de chef gaulois, votre mouvement
résolu vous ont déjà désigné. Voire roix, la pamme
de votre regard répondent à l'attente de tous. Homme
d'étude, grand lettré, vous êtes aussi soldat. Votre
passion : la France. Votre bonheur est auprès de la
noble femme qui vous a donné deux enfants que vous
chérissez? Mais votre clairvoyance vous a montré que,
en ces années où tant de Français rêvent de la paix
universelle, nos foyers sont déjà menacés par l'en-
nemi. Celte lutte des rues et des réunions où vous ne
vous accordez point de répit, parce quHl faut empê-
cher des aveugles de diminuer notre préparation mili-
taire, c'est le prélude de la guerre, V^ous y avez pris
votre place, en tête des combattants.
Je me rappelle ce dimanche de juin 1914 où, ren-
trant ensemble à Paris, nous apprîmes l'assassinat
de l'archiduc François-Ferdinand ; vous ne me dites
qu'un mot : La guerre ! et vous fûtes longtemps silen~
deux. L'aimable spectacle de Paris en vêtements de
fête disparut à vos yeux. Vous cherchiez votre place
sur les champs de bataille. Vous l'aviez trouvée, Bar-
rai : au premier rang !
Car votre cœur est aussi grand que votre esprit: à
DÉDICACE 9
côté de l'immense a/feclion que vous avez pour les
vôtres, à côté de la chaude et iaéhranlable amitié que
vous accordez à ceux que vous avez choisis, il y a
l'amour entier, le dévouement absolu que vous donnez
à la France, et que fortifie votre foi éclairée et ar-
dente. Ce sont ces forces spirituelles, inoubliable ami^
qui nous éclairent et nous guident.
Boissier, je rous revois sur les Boulevards, en ces
soirs tumultueux de la fin de juillet 1914. Depuis
une semaine, nous ne travaillons plus ; nous préparons
notre départ. Vous devez rejoindre à Nancy, au pre-
mier jour' vous vous équipez ' vous achetez vingt
caries de Lorraine, d'Alsace et d'Allemagne ; mais
vous entendez que des misérables tentent des émeutes
à Paris : Aux Boulevards I La guerre commence. Vous
voici, jeune athlète au profil romain, dominant de la
tête la foule confuse : un coup d'œil, et vous avez
reconnu Vennemi [c'était bien l'ennemi, mené par ce
traître démasqué depuis) ; vous pénétrez au milieu
d*une bande, les cannes se lèvent, les poings frappent,
mais la bande recule et se disloque : un homme a eu
raison d'elle, c'est vous ! On vous regarde avec une
respectueuse terreur : terreur devant votre force, ter-
reur aussi devant le mépris, le dégoût qu'exprime votre
visaqe de rude montagnard. Fds de la terre, Boissier,
vous êtes une force naturelle de la France : qui ose
porter une main criminelle sur la patrie ne peut trou-
ver grâce devant vous. Quelle amitié profonde nous
avons fondée sur ces sentiments ! \'^ous l'avez enrichie
de la plus belle franchise, d'une loyauté inégalable.
Nous avons conçu que nos efforts seraient unis par le
10 LE CHEVAL DE TROIE
même service national: dans noire collaboration^ dans
noire travail commun, quels biens vous apportez !
C'est que, déjà, notre amitié est militaire ; c^est une
fraternité d'' armes ; dans cette Librairie Nationale où
nous avons fait ensemble tant de projets, comment
regardons-nous notre action ? Comme une préparation
à la guerre. C^esl là que naissent ces amitiés totales
contre lesquelles rien ne prévaut, ni les accidents de
la vie, ni la mort.
Je me rappelle, Boissier,ce voyage que nous fîmes à
Gand, à rautomne de 1913, avec Pierre Lecœur, qui
allait nous quitter pour larmée.Nous arrivons à Gand :
que voyons-nous? L'Allemagne installée, par ses archi-
tectes et ses constructeurs, à la gare et dans les quar-
tiers neufs, alourdissant la ville où sont tant de sou-
venirs de la belle ordonnance française portant la date
du grand siècle. A la foire que nous allions visiter,
^Allemagne, au contraire, se cachait : une seule cons-
truction, âpre, dure, laide, grossière et vide, comme
pour exprimer le mépris et une volonté brutale. De
ce contraste, une idée naissait : la Guerre. Il vous en
vint une exaltation que nous partagions. Devant ces
deux signes de l'avance allemande, celui-ci énigma-
tiq ue , dissimulant une volonté guerrière, celui-là étalé
et d'allure pacifique, vous voudriez que le jeu soit dé-
couvert. Que pouvons-nous al tendre, dites-vous, de cette
lutte sournoise, sinon que nous y soyons dupes? Visage
découvert ! et mesurons-nous dans les combats !
Depuis 1912, depuis que vous avez quitté le régi-
ment où vous aviez connu les chefs magnifiques de ce
vingtième corps qui a conquis une gloire que vous
avez partagée plus lard, c'est la pensée qui vous anime.
DÉDICACE 11
Vous allendez que sonne la (lénévale. Vous appar-
tenez à la France, à la France paysanne, laborieuse et
guerrière, qui nous adonné Proudhon et Péguy. Que
d'autres discutent et se laissent piper par les mots qui
expriment la pauvre idée de lu lie pacifique par le tra-
vail. Vous savez ce qui se cache sous ce jargon : la
guerre ou le honteux esclavage.
Mais quel élan le jour où la guerre éclate ! Aucun
jour ne pouvait être plus grand pour vous que celui'
là. Vous le vivez dans l'allégresse. Vous avez l'abso-
lue certitude de la victoire. Dans ce beau inatin du
3 août, vous chantez. Voici l'heure du départ : deux
fois, nous nous embrassons. Je vois votre clair regard
me redire solennellement Varnitié indestructible. Je
revois un instant dans la foule votre visage radieux :
un dernier signe, puis un geste, ce geste de com-
mandement qui signifie: En avant ! C'est ce sublime
élan qui nous entraine, mon ami, mon frère.
Sampigny, vous nous apparaissez à la tête de votre
troupe. Vous êtes soldat né, soldat de la France et du
Christ. Avant que nous vous eussions connu, on nous
avait dit votre vie, merveilleusement claire et simple :
le Service, la Pensée ; les lieux : la caserne et le champ
de manœuvres, votre bibliothèque et l'Eglise de votre
paroisse; votre but : être à toute heure en état de
conduire une troupe sous le feu, de braver la mort et
de comparaître devant Dieu. Vous êtes au service de
la France, qui est au service de Dieu. Pour vous-
même, hors les obligations que vous vous êtes impo-
sées,les affections familiales, auxquelles vous sacrifiez
votre temporel, et quelques amitiés, une fois données'
12 LÉ CHEVAL DE TROIE
Loyauté, fidélité, sacrifice. Votre âme est inacces-
sible au doute ; votre cœur ne connaît pas la défail-
lance.
Je revis ce soir d'hiver où des amis nous réunissent.
Vous entrez : nous voyons un chef, dont le reyard
sonde les cœurs. Vou.s parlez : c'est de la guerre que
vous nous entretenez ; vous nous introduisez dans le
concert des voix spirituelles (jai donnent un sens à
toute guerre. Avec quel feu vous évoquez Poitiers,
qui sauva la France et la Chrétienté De Poitiers à la
veillée des armes où nous sommes, les voix retentissent:
quel rassemblement autour de vous ! Vous vous levez:
vous êtes entouré de lumière (c'est ainsi que nous vous
voyons, Sampigny) ; vous parlez du combat, de tout
ce qui dans l'homme soulève la peur, et comment un
chef triomphe de ces fantômes, jusqu'à donner à sa
troupe une telle âme que, s'il tombe, si les plus élevés
en grade et les plus anciens tombent après lui, il res-
tera toujours un homme pour prendre le commande-
ment. Qui redoutera la mort auprès de vous ? Voici
que vous rendez la mort présente, et droit, la télé
haute, parfait galant homme devant cette image loin-
taine et proche, vous souriez !
Ainsi souriez-vous, Sampigny, lorsque vous entrai-
nez votre compagnie en reconnaissance au sommet
d'une montagne d'Alsace, au milieu d'une tourmente
de neige, et lorsque vous la conduisez à un assaut que
vous savez mortel. Ainsi rendez-vous aimable et gai
le plus grand triomphe qu'un homme puisse remporter
sur lui-même ! Suprême maîtrise de l'Ame qui se sait
accordée à l'infini, voici votre chef-d'œuvre oii sont
inscrites les plus hautes vertus militaires. O noble
DÉDICACE 13
ami, c'est celle lumière qui donne un sens complet nu
sacrifice.
Barrai, Boissier, Sampigny, je viens de le dire :
c'est au sacrifice, en même lemps quk la victoire, que
vous nous conduisez. Si vous êtes présents parmi nous,
debout, parlant, conseillant, commandant, pourquoi ?
Vous êtes ici pour nous rappeler le sacrifice que nous
devons renouveler sans cesse, pour nous redire le sens
de ce sacrifice. Cet enseignement de la guerre, c'est le
vôtre ; nous ne nous appartenons pas : que nos âmes,
qui sont à Dieu, sacrifient nos corps à la France, qui
accomplit un dessein de Dieu! C'est l'ordre divin et
celui de la raison.
Nous nous croyions autrefois des êtres libres de
toute attache avec le temps, avec la terre, avec l'éter-
nité 7 Ames et corps, nous sommes pris par les anneaux
d'une chaîne infinie qui nous broie si nous voulons
nous en détacher. Notre destin est d'employer toutes
les ressources de' notre âme et de notre volonté à accep-
ter la place qui nous fut assignée et à triompher de
notre chair qui résiste, qui tremble et qui crie. Le
prix du triomphe,c'est la paix et la lumière spirituelles,
et la paix temporelle pour ceux qui nous suivent. D'au-
tres avant nous ont connu la course sans heurts, sans
grincements de dents, la course dans la douce félicité
ou dans l'excès des félicités ? Nous connaissons toutes
les duretés de la guerre. Acceptons joyeûsen\ent notre
destin. Nous payons les erreurs de ceux qui nous ont
précédés afin que soit allégé le fardeau de ceux qui
vuendront après nous. Expiation? Quel autre nom don-
ner aux malheurs qui pèsent sur nos générations ?
14 LE CHEVAL DE TROIE
Liltcralement, nous expions. Que paie celte guerre
monstrueuse ? Une folie de l'humanité., une folie de
V Europe, qui fut celle de l'Allemagne et la nôtre. Le
mouvement qui nous entraîne, depuis les origines (lu
m,onde,vers une fin que nous ne connaissons pas, nous
avons cru que nous pourrions le détourner au profil
de notre jouissance temporelle. Insensés! qui avons cru
que nous avions pouvoir de commander à VUnwers et
au.x lois qui régissent la marche des mondes ! Nous
nous sommes substitués à Dieu. La folle Allemagne
s'est dite peuple-dieu ; combien parmi nous ont cru
que toute notre action devait tendre à faire de l'homme
un dieu ! Ainsi croyions-nous avoir acquis le pouvoir
de chasser la Guerre de la planète. lYous payons au-
jourd'hui ces monstrueux oublis de la Foi, ces immen-
ses erreurs de l'intelligence. Les uns et les autres, nous
nous sommes crus les maîtres du monde et des lois qui
le pénètrent. Notre folie a déchaîné sur la terre tous
les fléaux que nous croyions enchaînés à jamais. La
chaîne infinie, dont nous avions entravé le déroule-
ment, se redresse avec de rudes grincements. Nous
payons, nous expions.
Qui se révolte, vainement, contre cette idée ? C'est
notre ami Massis qui a raison lorsqu'il écrit : tout ce
qui est de l'esprit sera sauvé dans une telle lutte. Le
pauvre homme qui lui répond au nom des raisons posi-
tives de se battre a tort. Le malheureux ! que révolte
le seul mot d'expiation ! Le malheureux! qui n'entend
ni la voix divine, ni la voix de la raison ! Il ne peut pas
comprendre la vérité de l'Ecriture : Les pères ont
mangé des raisins verts, et leurs fils ont les dents aga-
cées. Le malheureux! qui ne voit pas que, conçu sans
DÉDICACE 1 5
Dieu ou avec Dieu, le monde obéit à des lois immuables,
et que l'erreur ou la faute d'un homme ou d'une nation
sont payées par les coupables ou par leurs descendants !
Qui n\i point cultivé sa terre au printemps ne rem-
plira pas ses greniers à l'automne et ne mangera pas
en hiver. Il paie en souffrances son imprévoyance.
Nos pères n'ont pas cru à la guerre : c^est nous qui la
subissons. Le fils de IHvrogne paie en souffrances, par-
fois en folie, V ivresse de son père. A chaque pas que
nous faisons, cette loi terrible se vérifie. Des hommes
qui se croient sages V ignorent? Plaignons-les : impuis-
sants à comprendre le passé et le présent, ils sont inca-
pables de préparer l'avenir.
Vous qui connaissez le sens du sacrifice., inspirez-
nous, ô frères d'armes ! Vous connaissez les raisons
positives de se battre, vous qui n'avez cessé de 'redire
à vos compagnons que nous défendons le sol sacré de
la patrie, que nous luttons pour nos femmes et nos
enfants, pour nos usines et nos champs, pour faire
sortir de la guerre une France meilleure où la maison
de chacun sera plus grande et plus belle; vous qui veil-
lez, avec un souci paternel, au vêtement, au logement, à
la nourriture de vos camarades, et à la récompense des
plus braves. Mais vous savez aussi dans quelle attente
est l'âme des plus vaillants dans ces moments du com-
batoù, devant les mille visages de la mort qui crachent
des flammes, dans le terrible isolement où il se croit
soudain, l'homme, sentant sa raison vaciller dans les
ténèbres, crie sa détresse à l'Infini, à ce qui est au-des-
sus de la bataille, qu'il ne le nomme pas ou qu'il le
nomme Dieu.
0 amis, qui restez debout parmi les vivants et les
IG LE CHEVAL DE TROIE
morts, dites-leur que leur sacrifice n'est pas vain, que
leur dévouement rachète les erreurs passées et ouvre â
la France les portes du bel avenir !
Que ce livre soit pour vous le témoignage que les
forces spirituelles, lancées par vous dans le monde, y
agissent. Il est plein de nos pensées, de nos réflexions,
de nos prévisions communes. Elles ont été écrites sous
le souffle de la confiance, de la volonté inébranlables
qui nous vient de vous. Car ce sont ces biens que nous
devons transmettre. Il n'y aura point de repos pour
vous, amis très chers, ni pour nous, avant que nous
ayons terrassé le peuple fou quia voulu régner sur
tous les hommes. La guerre a pour fin de rendre aux
nations l'ordre et la paix. Il n'y aura point d'ordre
ni de paix possible dans le monde tant que l'affreuse
pensée allemande pourra l'agiter. Nous ne cesserons
d'entendre vos paroles, vos conseils, vos commande-
ments : il faut abattre l'ennemie de Dieu et du genre
humain. C'est le but de notre vie.
Barrai, Boissier, Sampigny, je vous salue, je vous
embrasse.
IV» année de la Grande Guerre, 10 décembre 1917.
LE CHEVAL DE TROIE
INTRODUCTION
CONTRE L'ENNEMIE DU GENRE HUMAIN
Après trois ans de guerre, après avoir donné
les preuves matérielles et morales des plus hautes
qualités guerrières, nous donnons encore ce
spectacle paradoxal d'une nation maîtresse dans
Vart de la guerre, et impuissante à dominer une
guerre, celle où nous sommes. Nous subissons
cette guerre ; notre esprit ne la domine pas.
Notre cœur a dépassé les événements ; notre
esprit public est demeuré au-dessous. Le vrai est
que nous continuons de souffrir de quelques
erreurs de V intelligence française.
En 191 i, à la veille de la guerre, la France
officielle croyait que Vhomme, poursuivant sa
course sur la voie du progrès indéfini, venait
Cheval de Troie.
18 LE CHEVAL DE TROIE
d'acquérir^ ou était sur le point d acquérir le
pouvoir de commander à la Guerre et de la chas-
ser de la Planète. Cest pourquoi nous sommes
les esclaves d'une guerre.
Depuis la guerre, non seulement la France
officielle n'a point réagi rigoureusement contre
cette erreur, mais elle a laissé croire que nous
faisions la Guerre à la Guerre et non à l'Alle-
magne, et que la paix pourrait être l'œuvre des
bonnes volontés et non des armes. Cette impuis-
sance à saisir la réalité, à la dominer par l'es-
prit, nous prive du moj'en de la dominer dans
les événements ; elle nous conduirait à subir la
paix comme nous avons subi la guerre, et nous
risquerions d'être les victimes d'une guerre ou
le monde entier est entraîné, et dont nous souf-
fririons encore tous les maux, même si nous ten-
tions de nous en retirer.
Il nous faut absolument rejeter ces funestes
erreurs de l'intelligence ; il nous faut cesser de
regarder la guerre comme un accident mons-
trueux « au siècle où nous sommes *>, si nous
voulons la maîtriser et lui donner une conclu-
sion victorieuse. On ne peut conduire victorieu-
sement une guerre, pas plus que Von ne peut se
INTRODUCTION 19
prémunir efficacement contre les guerres, lors-
que Von regarde la Gacrra comme une erreur
du monde que d'abondantes prédications eussent
empêchée. Quand nous aurons accepté la Guerre
avec notre esprit, comme nous l'avons acceptée
en 191 i avec notre sang, alors nous csserons
de la subir, alors notre esprit cessera d'être à la
remorque des événements, alors nous pourrons
orévoir longtemps à l'avance les sacrifices que
nous avons encore à consentir, alors nous nous
imposerons les moj^ens et les conditions de la
victoire, alors nous serons parfaitement prêts à
vaincre et dignes de la victoire.
Alors seulement nous passerons le Rhin.
Ce serait faire une grave injure à plusieurs
membres du gouvernement français que de pen-
ser que cette vue n'a pas été la leur. Mais Vont-
ils exprimée ? Mais les mêmes hommes, parfai-
tement conscients des dures réalités, n'ont-ils
pas laissé continuer de vivrez les pires erreurs
dans V esprit du soldat français ? Si cent voix
autorisées ont proclamé notre volonté de vain-
cre, combien ont osé dire le prix de la victoire,
combien ont osé parler de la guerre elle-même,
20 LE CHEVAL DE TROIE
et de sa durée? Pas une voix ne s'est élevée dans
la France officielle pour montrer le vrai carac~
tère de la Grande Guerre.
Craignait-on de décourager cette armée faite
d'hommes arrachés à leurs familles, à leurs
travaux, à leurs habitudes d'esprit? Il est vrai :
peut-être eussions-nous faibli, dans l'hiver de
1914, si Von nous avait fait prévoir plusieurs
années de guerre. Mais, df^s 1915, ceci n'était
plus vrai. L'armée aguerrie était prête à tout
entendre, à tout accepter. Et ses possibilités de
résistance n'ont pas diminué. Mais si sa résis-
tance physique a été entretenue, sa résistance
morale n'a pas été alimentée, non plus que celle
du pays. S' il y avait jamais faiblesse chez elle,
ce ne serait point faiblesse du cœur ni des nerfs,
mais fléchissement d'une intelligence, vive et
pleine de ressources, à laquelle on n'a donné
aucune nourriture substantielle.
On .'i'en est trop remis aux événements du soin
d'éclairer l'armée et le pays. On a eu trop de
timidité dans l'exposition des conditions, de la
durée et des buts de la guerre. Disons donc la
vérité nettement. L'armée et le paj's sont par-
faitement préparés à l'entendre. Que dis-je ?
INTRODUCTION 21
L'armée a précédé le gouvernement et la presse
dans cette voie. 11^ o. longtemps que la plupart
des soldats sont éclairés par leurs propres ré-
flexions. Un mot résume leur e.xpérience : Il y
en a encore pour treize ans, disent-ils aux civils
qui les interrogent. Cette longue durée de la
guérite, l'armée l'a prévue et l'accepte. A une
condition, toutejois : Que l'Etat la confirme dans
ses prévisions et lui donne la certitude que nous
poursuivons des buts de guerre dignes de ce long
sacrifice. A condition également que l'Etat
cherche et trouve les mojyens moraux et maté-
riels de mener cette longue guerre autrement
qu'une courte campagne ; que l'on organise
le front et la zone des armées autrement que
pour une campagne de trois mois ; que l'on cons-
titue des privilèges importants aux combat-
tants ; que Von organise de longues relèves ; que
Von parle enfin à l'armée en lui apportant autre
chose que des théories sur la nécessité du travail,
ou sur l'observation du devoir pour le devoir, ou
sur la défense du droit. Je répète que l'armée
est prête à entendre la vérité. Il n'est point
d'homme qui ne la pressente. Mais dans le si-
lence de la France .officielle, le soldat se sent
22 LE CHEVAL DE TROIE
moralement abandonné, il perd sa propre con-
fiance ; il doute de ses propres lumières ; son
boa sens est étouffé par son désir de retourner
vivre en paix parmi les siens.
(Censuré.)
Supprimons absolument cette illusion, pério-
diquement entretenue, contre toute vraisem-
blance : que nous touchons au terme de la guerre.
Personne n'y croit. Pourquoi laisser tromper
des hommes qui nont pas besoin d'être trompés
pour demeurer fermes et confiants ?
Nous avons encore à soutenir la guerre pen-
dant de longs mois. On le sait. Il faut le dire.
Mais il faut en même temps sortir d'une orga-
nisation faite pour une courte campagne. Il va
falloir distinguer V armée combattante, de l'ar-
mée non combattante ; assurer aux combattants
une toute autre reprise de vie civile que les per-
missions périodiques de dix jours ; donner aux
combattants d'autres abris, d'autres cantonn<^.-
ments que ceux construits ou organisés pour
des troupes en bataille ou en manœuvres ; leur
assurer un autre paiement que la Croix de
Guerre ou la Croix de bois.
INTRODUCTIO^ 23
D'un mot, il s'agit d'une organisation totalf.
de l'armée et du pajys. Ce n'est pas un mince
problème. Mais il n'est pas au-dessus de, l'intel-
ligence ni de la volonté française. Encore fau-
dra-t-il l'aborder avec d'autres idées que celles
qui ont présidé et qui président encore, au front
comme à l'arrière, à l'organisation des travau.x,
et qui nous ont conduit à un prodigieux gaspil-
lage de temps, de forces et de matériel.
Il nous faut dominer la guerre. Et première-
ment, nous rendre compte que nous y sommes
jusqu'au cou, sans autre issue que la victoire ou
la ruine totale et l'esclavage. Pas de demi-vic-
toire ; pas de compromis possible. Le temps n'est
plus de ces guerres atténuées, courûtes ou longues,
où l'on se tuait le moins possible, guerres de
princes, guerres d'États, qui se terminaient par-
Jois par des alliances, voire par des mariages,
et dont le pire était qu'elles déterminaient une
rectification de frontière ou la perte d'une pro-
vince.
Une erreur, née aux environs de il 50, nous
a replacés dans les conditions de la pire bar-
barie. Nous voici revenus au.x temps des
24 LE CHEVAL DE TROIE
migrations et des grandes invasions. Guerres
de peuples^ et sans pitié. Aggravées par l'em-
ploi de toutes les acquisitions matérielles de
la civilisation. Aggravres par faction d'une
Jolie mjystico-rationnelle qui décuple la puis-
sance des appétits matériels de tout un peuple.
Guerre totale, dit Léon Daudet; Guerre d'enfer,
dit M. Alphonse Séché.
Car c'est un des plus terribles caractères de
cette guerre : qu'elle intéresse à la fois, totale-
ment, les plus violents appétits de la chair et la
plus grande exaltation de l'intelligence et de
lame. Il s'agit bien de tarifs douaniers, d'une
province ou de quelques colonies ! C'est l'empire
ou r indépendance du monde qui sont en jeu.
C'est deux doctrines, absolument inconciliables,
sur Vorganisation de la planète tout entière,
qui sont en lutte. Deux civilisations se sont heur-
tées aux rives de la Marne et se sont révélées
impénétrables l'une à l'autre, opposées dans
leur essence, dans leur moj'ens, dans toute leur
nature.
Le propre de V allemande est qu'elle ne con-
çoit la civilisation que sous le nom, que sous le
commandement allemands et qu'elle entend su-
INTRODUCTION 25
bordonner le monde entier à la direction morale,
intellectuelle f sociale, politique, religieuse alle-
mande. Véritable folie collective. Entre Dieu
et les hommes, entre la connaissance divine ou
scientifique du monde et V intelligence humaine,
entre la vérité sociale et les aspirations des
peuples, elle place V Allemagne, V Allemagne,
expression de la volonté divine, V Allemagne,
conscience, intelligence et volonté du monde.
Le propre de la civilisation que représentaient
les armées alliées, est d'être humaine. Qu'elle
porte lé nom catholique ou le nom rationaliste,
elle est universelle. Elle ne se donne pas le
nom d'un peuple. Elle est la civilisation géné-
rale. Elle se propose aux nations, elle ne veut
point s'imposer.
Nous engageons les Français, les Alliés à
prendre profondément conscience de cette diffé-
rence capitale : cest là même quil faut cher-
cher la cause profonde, irréductible de la
Grande Guerre ; c'est là qu'il faut s'arrêter
pour comprendre ce que doit être la victoire, la
paix future, si nous voulons vivre libres (c'est-à-
dire conformément à nos traditions, à nos
26 LE CHEVAL DE TROIE
mœurs, à nos caractères nationaux et aux prin-
cipes de la civilisation générale). Refuser de voir
ce fait capital, cest se condamner à la défaite.
La conduite de la guerre par les Alliés exige.
quils connaissent complètement Vidée qui la
mène en Allemagne. Sans cette connaissance, ou
bien Von s arrêtera à mi-chemin en croyant à
la possibilité d'un compromis et tout sera à
recommencer, ou bien on laissera subsister la
cause de la guerre, tout en croyant être allé
jusqu'au bout.
Se proposer d'abattre le militarisme alle-
mand, ou la dynastie des Uohenzollern, ou V ab-
solutisme, c'est s'attaquer non pas même au.v
causes secondes mais aux s:'uls moyens. Hohen-
zollern, caporalisme prussien, militarisme alle-
mand ne sont que des moyens de réalisation de
la Deutsche Kultur. Qui en doutera devra relire
le fameux appel des 93 intellectuels allemands
au monde civilisé : « C'est pour la protéger (la
Kultur), disent-ils, que, né d'elle, le militarisme
s'est formé ' ». Ainsi Vidée allemande, selon le
1. Cf. Louis Dimier, l'Appel des Intellectuels allemands, texte
officiel avec traduction, avec préface et commentaire. P. 54-55,
150.
INTRODUCTION 27
propre témoignage des Allemands les plusrepré-
sentatifs de la pensée allemande^ ainsi l'idée
allemande précède-t-clle la puissance matérielle.
Le militarisme nest que le serviteur de la
Deutsche Kultur.
Peut-on croire, avec ceux qui considèrent le
conflit comme une lutte entre la démocratie et
V autocratie^ que le problème serait résolu par
l'avènement de la démocratie en Allemagne ?
Qu'elle soit autocratique, aristocratique ou dé-
mocratique, V Allemagne unie demeurera le lieu
du monde oiï des philosophes ont identifié les
destinées de la civilisation et les destinées d'une
nation ; V Allemagne demeurera une nation qui,
enseignée par Kant, Fichte, Hegel, Marx,
Treitschke et Ostwald, croit, selon la puissante
analyse d'Emile Boutroux que : « Le monde
doit, dans toutes ses parties, être artificiellement
organisé et qu'il appartient à V Allemagne, et à
elle seule, d effectuer cette organisation *. »
Blaarras montrait, dès 1903, Guillaume II
élève de Fichte. Une démocratie allemande serait,
non moins que Guillaume, disciple de Fichte, et
1. Cf. Préface d'Emile Boutroux à l'ouvrage de M. Santayana,
l'Erreur de Ik Philosophie illêmande, Paris, 1917, p^ 8,
28 LE CHEVAL DE TROIE
rien ne permet de croire qu'elle apporterait
moins de force à la réalisation de Vidée alle-
mande. Il est plus sage de penser que, expression
de peuples pleins d'appétits et conscients de leur
force., une démocratie allemande mènerait la
lutte plus durement encore qu'une dj'nastie à
qui le souci de son avenir conseille un peu de
prudence.
L'ennemie de l'humanilé, c'est cette Idée qui,
pénétrant dans l'esprit d'un peuple turbulent et
grossier, nourri de lectures bibliques et porté
à regarder Vhistoire d'Israël comme la sienne
propre^ a fait que ce peuple enfin uni s'est
déclaré peuple de Dieu, et plus encore : Peuple-
Dieu. C'est cette idée qui pousse les socialistes
à imposer au monde non point les principes du
socialisme, mais le socialisme allemand ; les
savants et les intellectuels à imposer non les
découvertes de l' intelligence et de la raison
humaines,maisla science,les vues et les méthodes
allemandes ; les industriels et les commerçants,
l'organisation et le commandement allemands ;
Les catholiques eux-mêmes, aujourd'hui, non
point les lumières de l'Eglise, mais le catholi-
cisme allemand. C'est L'idée par Laquelle L'Aile-
INTRODUCTION 29
magne se donne, selon quelle s'exprime par ses
reîtres, ses savants, ses pasteurs ou ses social-
démocrates, comme le peuple-conducteur, le
peuple-Dieu, la conscience, l'intelligence ou la
volonté du monde. L'ennemie, c'est la Deutsche
Kultur, par laquelle l'Allemagne, identifiant
civilisation et germanisme, s'est séparée de la
civilisation générale, en se plaçant au-dessus,
et au nom de quoi elle prétend au gouverne-
ment du monde.
Ces idées sont aujourd'hui familières à un
grand nombre de Français : elles ont été expo-
sées, analysées, commentées par des maîtres de
la pensée : M. Emile Boutroux * ; M. Paul Bour-
get, dans ses Etudes sociales sur la Guerre ;
M. Charles Maurras, dans cet ensemble d'étu-
des prophétiques réunies dans son ouvrage
Quand les Français ne s'aimaient pas ; le philo-
sophe américain, M. Santarana, dans ce grand
livre dont la traduction française porte le titre :
l'Erreur de la philosophie allemande. 31. Edmond
Laskine a montré enfin, dans son ouvrage sur
l'Internationale et le Pangermanisme, Vidée al-
1. Cf. L'Allemagne et la Guerre (sept. 1914).
30 LE CHEVAL DE TROIE
lemande agissant par le socialisme. Tous les tex-
tes, les témoignages (non les aveux) allemands
ont été donnés. Philosophiquement, politique-
ment,la cause est entendue. Mais nous supplions
les Français de ne pas croire qu'il s'agit là d'un
débat philosophique. Il ne sujfit pas de décrasser
les cervelles Jrançaises \ il ne suffit de les vider
des apports allemands. Il faut utiliser cette
découverte philosophique pour la conduite de la
guerre. Les principes philosophiques de V Alle-
magne ne sont pas objets de controverses d'école.
Ce sont les moteurs des armées allemandes. Je
parle ici en soldat, en Français, en homme civi-
lisé; je cherche le commandement qui anime et
dirige la Force militaire allemande ; je veux
connaître le but de la lutte à laquelle je par-
ticipe et le moyen d'obtenir une paix durable.
Nommons ce commandement : c'est la Deutsche
Kultur.
Puisqu'il n'y a pas de compromis possible, puis-
qu'il nous faut vaincre ou nous soumettre, selon
le mot parfaitement e.xact du Président Wilson,
il nous faut savoir ce que nous avons à faire.
Vaincre les armées allemandes en laissant
subsister et la force qui les ferait renaître de-
INTRODUCTION 31
main, et les moyens (Vaction de celte force, ce
serait la plus grande duperie de l'histoire. Nous
connaissons cette force. A nous de la détruire.
Vaincre^ ce sera donc mettre Vidée allemande
dans V impossibilité d'agiter V Allemagne contre
les nations civilisées; cesl retirer à la Deutsche
Kultur les moyens de réunir des armées contre
les peuples non allemands^ cest disloquer l'Em-
pire allemand, séparer les Allemagnes, afin que
les nations allemandes soient soustraites, par
le simple jeu de leurs particularismes, à la do-
mination de la Deutsche Kultur, afin qu'elles
redeviennent des centres distincts de civilisation
et qu elles soient rendues à la civilisation géné-
rale, on ose dire : à l'humanité, à la chrétienté.
Lorsque les Français et leurs Alliés seront
bien conscients de cette absolue nécessité, la con-
duite de la guerre deviendra tout à fait sérieuse.
On cessera de proroger de trois mois en trois
mois l'échéance de la guerre, et l'on s'organisera
pour une fameuse campagne. Et l'on compren-
dra quil est aussi impossible de conclure la paix
avec V Empire allemand qu'avec une République
allemande. D'ici là, gardons-nous de toute illu-
sion. Gardons-nous de croire V Allemagne « as-
32 LE CHEVAL DE TROIE
sagie » par les déceptions qu'elle a trouvées
dans la guerre.
L'Allemagne a échoué dans la réussite immé-
diate de son plan. Mais non dans sa réussite
lointaine. Je ne crains pas de dire qu'il n'est pas
encore prouvé qu'elle ait échoué dans la réussite
au cours de la présente guerre. Un grand nom-
bre de chances sont pour les Alliés, à condition,
toutefois, que la guerre soit menée avec une vi-
gueur accrue et qu'il ny ait pas deux écroule-
ments de même valeur que l'écroulement russe.
Mais, à la fin de 1911 , V Allemagne a quel-
ques raisons apparentes de croire qu'elle peut
encore réussir, même au cours de la Grande
guerre.
L' Allemagne ne renonce pas. Elle peut diffé-
rer la réalisation de ses plans ^ non renoncer.
Et vojyons bien que la guerre lui a donné Jus-
qu'ici plus de raisons d'espérer, de se fortifier
dans sa croyance en sa mission, que de motifs
de renoncement. Parlons net: la guerre peut la
faire souffrir phjysiquement, mais elle Vexalte ;
elle n'abat pas son orgueil, elle le surexcite.
L Allemagne s'exalte en considérant les ré-
sultats de trois ans de guerre :
INTRODUCTION 33
Tenant tête à quatre grandes nations dispo-
sant de ressources très supérieures à celles du
groupe quelle commande, elle na pas plié ;
Elle a mené brillamment quatre campagnes
d' importance : campagnes de France, de Polo-
gne, de Serbie, de Roumanie ;
Elle a presque complètement dépossédé quatre
Etats. La guerre sous-marine lui donne des sa-
tisfactions assez sérieuses pour l'entretenir dans
V espérance qu' elle limitera fortement la maîtrise
des Mers qui appartient aux Alliés ;
Et, fait déplus haute signification, elle a cons-
titué un Empire qui va de la Mer du Nord au
Tigre.
Voilà de solides apparences, qui ne sont nul-
lement faites pour lui donner le goût du renon-
cement.
Il nen reste pas moins, me souffle Bellaigue,
que nous ne changerions point notre place pour
la sienne. Et nous avons parfaitement raison,
car, avec tous ces avantages, V Allemagne n'a
vaincu aucun des A/liés et na maintenant aucun
espoir de les vaincre par les armes. Elle ne
Vignore pas, mais ne considère pas la partie
oerdue. Elle peut compter encore, non sans
Cheval de Troie. 3
34 LE CHEVAL DE TROIE
quelque vraisemblance^ sur deux moyens de
réussite : i ' la dissolution interne d'un ou de
deux Etats, ce qui lui permettrait de triompher
a' sèment des autres ; S" la paix blanche, la
paix sans annexions ni indemn'tés.
En ce qui concerne le premier moyen, quel-
ques apparences lui donnent encore un certain
espoir. Elle peut penser que les événements de
Russie, arrangés par ses propres soins, mettront
hors de cause, définitivement, au moins un adver-
saire, et, ma foi, la preuve n'est pas encore faite
qu'elle a tort. Elle observa, en outre, que, chez
elle, grâce à la complicité de ses socialistes
d'Etat, elle a pu utiliser le retentissement de la
révolution russe dans un sens favorable à ses
propres intérêts, et que, par son action dans le
socialisme international, elle a quelques chan-
ces d'utiliser les mêmes événements, au moins
chez certains socialistes de l'Entente, dans le
même sens. Enfin, elle entretient d'assez nom-
breux agents, elle a entretenu d'assez hautes
complicités en France pour espérer chez nous un
fléchissement.
(Je n'aurai pa^ la faiblesse d'exprimer naï-
vement l'espoir que nous ne fléchirons pas : c'est
INTRODUCTION 35
une question de volonté et <V organisation ; avons-
nous un gouvernement possédant cette volonté
et cette puissance d'organisation ? jiux Fran-
çais d'en juger.)
A défaut dun fléchissement en France ou
ailleurs^ V Allemagne compte sur la paix blan-
che. Ceci est beaucoup plus sérieux et beaucoup
plus dangereux. S'il est peu d hommes disposés
à favoriser un fléchissement qui serait une véri-
table trahison^ il en est un plus grand nombre,
même parmi de bons patriotes., qui se laisse-
raient abuser par la paix blanche.
Voici Vun des grands périls. La pai.v blanche,
sournoisement proposée par V Allemagne, sous
le nom de paix sans anne.xions ni indemnités,
c'est, purement et simplement, la guerre gagnée
par V Allemagne, et cest V assurance pour elle
de la réalisation complète de son projet de 1914.
Si Von veut s en rendre compte, on n'aura qdà
faire ce faible ejffort d imagination par lequel
on voit, au lendemain dune paix blanche :
Les nations d.i l'Entente désunies, écrasées
sous le poids de leurs dettes et de leur échec, et
l'une d'elles, la Russie, en proie à des difficultés
intérieures qui la rendront olus pénétrable
36 LE CHEVAL DE TROIE
qu'autrefois à l influence allemande; en face
d'elles^ une Allemagne, gonjlée par ses succès
dans la guerre, exaltée par le souvenir de sa
résistance à une formidable coalition, et le Mil-
lel-Europa constitué, presque aussi solidement
que VEmpire allemand au lendemain de la
guerre de 1810.
Bref, une Europe faite de dix nations divisées
{quelques-unes assez favorables à V Allemagne)
et d^un Mittel-Europa soumis au germanisme,
coupant V Europe en deux de Kiel à Constanti-
nople, pénétrant l'Asie, menaçant l'Egypte et
les Indes.
Quiconque fera ce faible effort d'imagination
se rendra compte que la paix blanche prépare-
rait le triomphe total de V Allemagne, dix ans
plus tard, au moins en Europe, et la réalisation
de la Monarchie universelle de la Deutsche Kul-
tur, même dans Vhjypothèse, peu vraisemblable
au reste, dune démocratisation de V Allemagne
et du Mittel-Europa. Ce serait le pire des
désastres pour V humanité. Cette réalisation de
V Internationale par Vidée germanique sup-
primerait totalement la liberté des peuples, et
conduirait l'humanité dans une impasse. Une
INTRODUCTION 37
impulsion unique^ venue de Berlin, organisant
V Europe, puis la planète, conformément au plan
allemand, à r humeur allemande, à la science
allemande, à la mystique allemande, soumettant
les hommes aux conducteurs allemands, dislo-
querait l humanité en moins d'un demi-siècle, et
provoquerait l'écroulement de la civilisation. Tout
serait à recommencer.
Nous luttons pour conserver la France. Nous
ne luttons pas moins pour épargner à l'huma-
nité cette immense catastrophe qui dépasserait
en étendue et en profondeur Ve^ondremenl de
l'Empire romain.
Le salut de la France, comme celui de la civi-
lisation générale, nous impose d'empêcher rigou-
reusement la constitution du Mittel-Europa et
par surcroît de détruire l'Empire allemand afin
de retirer tête, bras et jambes à la Deutsche
Kultur.
Nous sommes sauvés, si nous évitons la paix
blanche et si les Alliés ont la résolution de dé-
truire V Empire allemand. Non point d'attendre
sa liquéfaction, ce qui est chimérique. Mais de
voulo'r sa destruction militaire, par la victoire
38 LE CHEVAL DE TROIE
militaire totale. Encore reste-t-il à résoudre le
problème politique et, militaire de la guerre.
Il faut aller à Berlin. Et nous irons. Mais
aujourd'hui, depuis trois ans et pour un long
temps encore, la guerre est bloquée, sur le front
principal, le nôtre, et cinq q^ensives, dont une
allemande, n'ont pas réussi la rupture^ Le pro-
blème de la guerre est essentiellement l'annu-
lation du retranchement. La solution de ce }.ro-
blême humain n'est pas au-dessus des forces
humaines. Mais le fait est qu on ne l'a pas encore
trouvé et que, si l'on voit dès maintenant la di-
rection dans laquelle on la trouvera, il reste à
réaliser un ejffort politique, industriel et mili-
taire qui exigera de longs mois. Je reviendrai
sur ce gros problème. Marquons simplement ici
deu.x idées quil faut propager : la guerre est
dans une impasse et il est possible de Vcn faire
sortir, de rentrer dans la guerre de mouvement,
mais il faut à l'Entente de longs mois oeut-
être pour réun'r les moyens matériels néces-
saires à V opération *.
1. Indiquons ici que l'un des moyens de rupture considérés
au cours de ces études est le t&nk. L auteur de ce livre en
avait fait en quelque sorte la doctrine en août et en décembre
1915, comme on le verra dans les notes reproduites in. fine ;
INTRODUCTION 39
Dans ces conditions, écartant la paix blanche
comme une forme de la défaite, il nous faut
accepter la longue guerre. Mais il ne s'agit pas
seulement de l'accepter ou de la faire accepter en
esprit : il s'agit de tout organiser afin que l'esprit,
le crrur, les nerfs et les entrailles de In nation
puissent l'accepter et la supporter. Presque tout
est à faire dans cet ordre. Nous avons une orga-
nisation politique, économique et sociale prodi-
gieusementarriérre, impropre àla conduite d'une
longue guerre, impropre à l'énorme effort indus-
triel qu'il nous reste àfouimir, impropre sur-
tout à assurer la protection des forces vitales de
la France. La conserver, ce serait nous assurer
dans la guerre — devant l'ennemi et devant
nos Alliés — le sort que le conducteur d'un char
à bœufs se réserverait dans une course où ses
concurrents conduiraient des chars à vapeur. Il
c'est l'idée de l'annulation du retranchement qui conduit au
tank et à quelques autres moyens qui procèdent tous de ces
moyens de guerre que l'on symbolise, en tête de ce livre, par
le nom du Cheval de Troie. L'offensive anglaise du canal de
l'Escaut, commencée à l'aide des tanks, ouvre enfin des pers-
pectives sur la reprise de la guerre de mouvement. 11 n'est pas
téméraire de modifier les termes de cette introduction, écrite
en juin 1917 : on peut annoncer que la guerre est entrée, au
20 novembre 1917, dans une nouvelle phase, riche de promesses.
On eu trouvera quelques raisons au chapitre VII: Le Problème
de la Grande Guerre. (Note du 36 novetnbre 1917.)
40 LE CHEVAL DE TROIE
n'est pas impossible de transformer cette orga-
nisation et de la rendre digne de l'héroïsme
français. Ce sera une véritable révolution. C'est
une condition essentielle de la victoire. Abor-
dons cette étude sans préjugés, — surfout sans
préjugés politiques, sans pos'^r tout d'abord que
le Gouvernement^ l'Armée et le Parlement sont
des institutions parfaites, pour lesquelles il faut
avoir un respect aveugle.
La conduite de la guerre, dans le temps où
nous sommes, e.xige un gouvernement qui em-
prunte à toutes les formes de gouvernement con-
nues. Menons la méthodiquement, scientifi que-
ment,en étudiant objectivement tous les moyens
dn succès, et nous serons alors en mesure de
faire triompher notre volonté de vaincre, qui,
elle, n'est pas scientifique , mais dont le triomphe
est nécessaire pour rendre à la France sa gran-
deur, sa richesse, et sa place dans la civilisation^
et pour assurer dans le monde cet équilibre
entre les nations, condition nécessaire de tous
perfectlonnemsnts, garantie suprême de la li-
berté des peuples, et sans lequel la Justice n'est
plus que la volonté du plus fort.
Mai 1917.
PREMIÈRE PARTIE
PROBLÈMES INTELLECTUELS
ET MORAUX
CHAPITRE PREMIER
LE SIÈCLE ou NOUS SOMMES
Réformons nos idées et nos mœurs. C'est notre
première nécessité. Les unes et les autres nous
conduisent à la passivité dans la guerre. C'est une
prodigieuse folie que de croire, avec Marx et ses
commentateurs, que les idées ne sont que des
reJBiets. Répétons-le : ce sont des moteurs. Vraies
ou fausses, elles mènent le monde. Loin d'être le
reflet des civilisations, elles en sont les initiatrices.
Ce sont elles qui conduisent les peuples à la déca-
dence ou à la grandeur. Les idées de Fichte ont
créé la nation allemande et sa monstrueuse gran-
deur. Quelques idées, qui régnent encore chez
42 LE CHEVAL DE TROIE
nous, nous ont mis et nous maintiennent en péril.
Cette idée, si répandue avant la guerre, si ré-
pandue, après trois ans de guerre, que la Guerre
est un phénomène des temps barbares qui doit
disparaître du monde, la croit-on bonne à nous
armer ou à nous désarmer ? Comment combattre,
comment mener à fond une action militaire lorsque
l'on doute de sa légitimité ?
Cette autre idée, si importante dans la conduite
de la vie, que Tobjet de notre activité est la re-
cherche du plaisir, croit-on qu'elle puisse aider
les combattants à supporter les misères de la
guerre ?
Voilà deux idées qui ont joué un rôle énorme
dans la guerre, mais non pour nous servir. Et que
Ton y prenne garde : la longue fatigue aidant,
elles deviennent de terribles ferments de décom-
position.
Le siècle oà nous sommes... Le siècle où nous
sommes... Aux premiers jours d'août 1914, lorsque
la nation vit bien qu'elle entrait en guerre, voici
une petite phrase qui fut prononcée des millions
de fois, et répétée ensuite par des millions de
bouches pendant les premiers mois de la guerre.
LB SIÈCLE OÙ NOUS SOMMES 43
On vit alors quels ravages avait faits dans les
esprits une idée absurde, lancée dans le monde
un siècle et demi plus tôt. Et l'on vit en même
temps combien était profonde notre imprépara-
tion intellectuelle à la guerre. Ce peuple français
dont l'élan vers la frontière fut à ce moment si
vif, si généreux, ce peuple si naturellement apte
à la guerre, ce peuple, non seulement ne croyait
pas la guerre possible entre la France et l'Alle-
magne, mais il ne croyait pas à la possibilité de
la guerre entre nations civilisées. La civilisation
lui paraissait exclure la guerre. La guerre, ^ex\-
sait-il, c'est le fait des nations barbares ; nous
autres civilisés, nous avons la lutte, la lutte éco-
nomique... Mais voici la guerre, la vraie guerre,
qui met aux prises les nations qui sont à la tête
de la civilisation. Alors, c'est ce long cri d'éton-
nemeut qui parcourt la France : Est-il possible
que, au siècle où nous sommes, la guerre nous
arrache à ce bien-être qui est le but de la civili-
sation ?
Ce qui ne veut rien dire d'autre que : Se peut-
il que, dans notre siècle de haute civilisation, la
guerre soit possible ?
L'excellente qualité du sang français, un long
44 LE CHEVAL DE TROIE
passé de patriotisme et d'équilibre, firent que cet
étonnement de l'esprit public français ne déter-
minèrent aucune hésitation des armées françaises.
Quelques mois plus tard, la fameuse petite phrase
(le siècle où nous sommes) disparaissait des con-
versations civiles et militaires. L'idée demeurait
dans les esprits, mais obscurcie par les événe-
ments, timide, honteuse d'elle-même devant les
réalités. On a commis la grosse faute de la rap-
peler à la vie.
A la fin de 1914, comme au début de 1915, la
nation armée était toute prête à rejeter beaucoup
d'erreurs, non point à s'humilier, à se frapper la
poitrine et à s'accuser de fautes qu'après tout elle
n'a pas commises, mais à voir qu'elle avait un
certain nombre d'idées fausses. Elle eût été recon-
naissante aux hommes publics, aux écrivains, à
ses chefs spirituels, qui eussent fait très simple-
ment et très nettement l'aveu de leurs erreurs (ou
des erreurs de leurs pères).
Mais avec cette persévérance, cet acharnement
dans l'erreur propre aux pouvoirs en décadence
(qu'ils soient démocratiques ou monarchiques), les
hommes publics et les écrivains inventeurs ou
propagateurs de cô pacifisme, loin de reviser leurs
LE SIÈCLE OÙ NOUS SOMMES 45
doctrines et d'en rejeter ce que les événements
démontraient faux, osèrent tirer de la guerre une
sorte de justification de leur prédication.
Cette guerre est la dernière des guerres, pro-
clamèrent-ils. 11 s'est trouvé un Anglais, Wells,
grand et habile conteur, mais mauvais philosophe,
pour donner une démonstration de cette thèse sous
ce titre qui frappe les imaginations : La Guerre
qui tuera la Guerre, et voilà un thème devenu
banal en 1917. Je m« hâte de dire que Fon n'y
croit pas beaucoup, mais ce renouvellement de
l'idée pacifiste, sous une forme qui satisfait gran-
dement la pire paresse intellectuelle, nous ramène
insensiblement, en pleine guerre, aux plus mau-
vaises dispositions de F avant-guerre.
A-t-on fait ce calcul, bien grossier, que cette
perspective de tuer la guerre par la guerre pou-
vait aider la nation armée à supporter la guerre,
à entretenir son enthousiasme de 1914, à se forger
la longue patience qui lui est nécessaire ? Si l'on
a fait ce bas calcul, destiné à faire vivre d'illu-
sions des hommes qui n'en attendaient pas,
j'avertis que l'on a complètement échoué. On n'a
abouti qu'à faire revivre une idée près de mourir,
et à la faire revivre sous la forme la plus dange-
46 LE CHEVAL DE TROIE
reuse qui soit pour notre force civile et militaire.
Ces Français, qui, vers la fin de 1914, n'accor-
daient plus de confiance à l'idée pacifiste qu'on
leur avait mise en tête, ou les replonge dans l'at-
mosphère d'avant-guerre, et lorsqu'ils entendent
annoncer, presque officiellement, qu'ils prennent
part à la guerre qui tuera la guerre^ croyez-vous
que cela leur donne du goût pour mener à fond
cette guerre libératrice ? Point du tout. Voici le
raisonnement qu'ils tiennent :
Les gouvernants nous disent que c'est la der-
nière guerre. Nous avions donc raison de penser
que la guerre ne peut pas exister dans les nations
civilisées. Ce que nous disent nos gouvernants,
c'est une excuse. S'ils avaient voulu, ils auraient
pu empêcher la guerre. La guerre où nous sommes
a été voulue par les gouvernements...
... Et par les capitalistes, pour mater le peuple,
ajoutent quelques militants socialistes. Et ne croyez
pas que ce raisonnement amène les combattants
à cultiver leur haine de Guillaume. Ils regardent
au plus près, ils regardent leur gouvernement, le
nôtre, et c'est lui qu'ils rendent responsable de la
guerre. Ils poursuivent leur raisonnement en ce
qui touche la longue durée de la guerre. Et voilà
LE SIÈCLE OÙ NOUS SOMMES 47
comment on peut détruire l'esprit de la plus belle
troupe qui soit au monde.
Je demande que l'on en croie un homme qui,
en deux ans et demi de campagne, n'a cessé d'être,
comme soldat, caporal, sous-officier ou officier
subalterne, en contact étroit avec ses camarades.
J'ajoute qu'il y a remède à cette situation : il ne
faudrait pas croire que l'armée tout entière est
gagnée à ces raisonnements et il faudrait de bien
fâcheux événements pour que cela retentisse sur
l'action de l'armée. Mais ces idées génératrices de
catastrophes circulent dans les rangs, véhiculées
par les commentaires que chacun fait des grands
discours de personnages officiels, et elles dimi-
nuent insensiblement la résistance des troupes, je
le jure, beaucoup plus que ne peuvent le faire les
fatigues de la guerre.
Je signale ce prodigieux malentendu : plus l'on
répète, dans les discours officiels ou dans les
grands articles de la presse quotidienne, que cette
guerre est la dernière, que l'on se bat « pour que
cela ne recommence pas » (et l'on parle ainsi
avec le désir de faire prendre patience à la nation
armée ou non), plus le combattant est confirmé,
ai'tificiellement, dans cette idée, à laquelle il ne
48 LE CHEVAL DE TROIE
tenait pas beaucoup, que la guerre aurait pu être
évitée, ou, tout au moins, arrêtée depuis long-
temps.
J'adjure les hommes publics et les publicistes
de dire la vérité, ou de se taire. Je ne demande
point que l'on présente aux combattants des théo-
ries de la guerre. Je demande simplement que
l'on parle le langage de la raison. Que l'on cesse
de prophétiser la fin des guerres. On peut con-
duire des électeurs aux urnes avec une telle pro-
phétie. Mais on ne mène pas des soldats devant
les mitrailleuses ennemies avec de pareilles ca-
lembredaines. Messieurs de la politique et de la
presse, je vous prie de penser sérieusement à cette
prodigieuse absurdité. Si vous voulez que les Com-
battants combattent, dites-leur donc le vrai. Qui
de vous, au surplus, croit vraiment à la fin des
guerres ? Et s'il en est qui portent cette croyance
dans leur cœur, au nom de quoi ont-ils le front
de la proclamer ?
La plus simple loyauté exige que nous ne di-
sions rien d'autre que ce que nous savons de
science certaine, et là-dessus, ce que nous con-
naissons de science sûre, c'est que la guerre a
atteint toute société, en tous temps et en tous
LE SIÈCLE OÙ NOUS SOMMES 49
lieux, et ce qui a pu arriver de mieux aux Etats,
ce fut d'cvitor telle ou telle guerre, tant par la
préparation militaire que par l'habileté politique.
Au delà, silence, ou vous rêvez. Je vous demande
la loyauté intellectuelle. Tenez- vous à cette vé-
rité, qui n'engage pas l'avenir, et qui restitue au
soldat français son assurance. Je vous assure que
les combattants vous entendront, surtout si vous
ajoutez que vous avez, que nous avons, la volonté
de détruire la puissance militaire allemande, non
pas pour que la guerre soit éliminée du monde,
mais :
pour que cela ne recommence pas, entre V Al-
lemagne et nous ;
pour faire l'économie d'une guerre nouvelle,
au moins dans le demi-siècle où nous sommes ;
pour que nos femmes, nos terres, nos biens, ne
soient pas pris par les Allemands ;
pour que nous ne devenions pas les serviteurs,
les esclaves de l'Empereur allemand, des savants
allemands, des curés allemands, des chefs de la
social-démocratie allemande, des industriels alle-
mands.
Alors tout le monde comprend. Ça devient sé-
rieux. - Le fusil ne tremble plus aux mains du
Cheval de Troie. 4
50 LE CHEVAL DE TROIK
Combattant. Savoir si c'est la dernière ou l'avant-
dornière dos guerres, est une question qui sera ré-
solue par nos enfants ou nos petits-enfants. Alors
vous traduisez la pensée des soldats, qui est un
merveilleux moteur et la grande raison de cette
étonnante résistance de l'armée française : Pour
en finir avec les Boches (et il y a longtemps que
l'armée sait qu'on n'en finira pas aisément ni
brièvement), cette simple formule en dit plus
que toute votre philosophie du droit ou du pro-
grès.
Mai 1917.
CHAPITRE II
LE BONHEUR DE VIVRE
Il régnait en France, avant la guerre, une dé-
testable morale, issue des illusions sur le pro-
grès. Bon nombre de Français, et d'authentiques
et excellents Français, continuaient d'aimer la
F'rance, mais en la concevant comme un lieu du
monde où la civilisation donnait à l'homme de
nombreuses jouissances. D'un mot, on regardait
la vie comme la recherche du plaisir. Il y a là-des-
sus toute une littérature philosophique et d'ima-
gination qui tenait le haut du pavé, sur le boule-
vard et ailleurs, et l'on retrouve l'esprit de cette
morale absurde jusque dans la devise de la Con-
fédération générale du travail : « Bien-être et li-
berté. » On sait assez à quoi cette morale menait
la famille française, aussi bien dans le monde ou-
vrier que dans la bourgeoisie.
Je ne veux pas m'occuper de cette folie en
52 LE CHEVAL DE TROIE
moraliste; mais j'en parlerai en soldat. Ai-jebesoin
d'assurer que cette morale n'était nullement faite
pour préparer des soldats (ni même des travail-
leurs). Si vous avez la moindre hésitation là-des-
sus, je vous prie d'imaginer de quel cœur un
soldat pourra entrer en campagne, gagner la
tranchée pleine de boue, y respirer l'odeur des
cadavres et celle des feuillées, veiller sous la
pluie, le gel et la neige, s'il a la tête bourrée de
cette idée que la vie est le premier des biens et
le bien-être et le plaisir les premiers biens de la
vie.
Il est certain que cette morale inhumaine était
très superficielle chez les Français. Elle avait
pénétré un peu partout, mais les Français étaient
restés ce que leur histoire les a faits : un peuple
de travailleurs et de soldats, qui prend son plai-
sir où il le trouve, connaissant les joies de la vie,
mais mettant Thonneur au-dessus de la vie, et
considérant que le premier bien pour l'homme est
d'avoir deux bras pour vivre en travaillant ou
mourir en combattant.
On le vit bien en août 1914 lorsque la nation
armée, entrant en campagne, passa d'une vie cer-
tainement un peu amollie à la rude vie du com-
LE BONHEUR DE VIVRE 53
bat, puis à La vie morne et pénible de la tranchée.
Dire que le soldat français accepta cette vie nou-
velle sans aucune révolte est peu dire, car le vrai
est qu'il l'accepta avec une entière simplicité,
comme une chose pariailemcnt normale. Je ne
pai'le pas de cette espèce d'allégresse du début
de la guerre, sentiment peu durable causé par le
plaisir d'entrer dans une vie riche d'imprévu. Je
parle de ce sentiment profond, durable, qui pré-
sida à l'organisation de la vie commune en cam-
pagne ou dans la tranchée. Nul de nous n'a vrai-
ment souffert d'être privé de ce que Ton appelait
jusque-là les biens de la vie. (Je ne parle pas des
quelques douzaines de délicats qui n'ont jamais
pu se faire à l'absence de lits de plumes dans les
tranchées.)
' Avons-nous nommé misère notre misère ? Pas
même, sauf dans les temps très durs du combat
où l'on est privé de tout, de nourriture comme de
sommeil, et où l'âme exige du corps harassé les
plus grands efforts ; sauf dans les interminables
journées de pluies d'hiver, où la tranchée
s'écroule, où la sape, noyée, s'effondre, et où la
force de l'homme est dépassée par celle des élé-
ments conjurés (et là nous souffrons plus encore
54 LE CHEVAL DE TROIE
de notre impuissance que de notre misère). Nous
n'avons vraiment souffert les uns et les autres
que d'être éloignés des nôtres, et de l'angoisse à
la pensée de ne pas nous retrouver parmi eux.
Mais notre bien-être? notre liberté ? les jouis-
sances de la vie ? Avec quelle aisance tout cela a
été sacrifié ! J'ose dire : avec trop d'aisance, avec
trop d'empressement dans l'acceptation, car nous
avons accepté, comme des nécessités de la guerre,
beaucoup d'incommodités qu'un peu de pré-
voyance à l'arrière nous eût évitées.
Et il en a été ainsi très longtemps. Jusqu'au
jour où les combattants, reprenant contact avec
1 arrière par les permissions, ont constaté que la
morale d'avant-guerre retrouvait ses droits de cité
derrière le front. Ce n'est pas que cette morale,
ou plutôt cet immoralisme, s'exprimât dans la
littérature (il est juste de reconnaître que la lit-
térature a été assainie pendant la guerre) ; mais,
fait plus grave, elle s'exprimait dans la vie, dans
la vie quotidienne, de façon beaucoup trop visi-
ble. Et le combattant voyait bien que ce relâche-
ment dans les mœurs ne venait pas de l'ébranle-
ment causé par la guerre (qu'il connaît bien),
mais d'une doctrine qu'on lui exprime, et qui
LE BONHEUR DE VIVRE 55
vient de l'avant-guerre. Les combattants ne s'éton-
neront pas de voir l'arrière prendre le plaisir qui
s'offre ; mais ils se scandalisent que l'on recherche
le plaisir. Ils pensent, et ils n'ont pas tort, que
la recherche du plaisir n'est pas une occupation
du temps de guerre. Ce n'est pas en ce temps
qu'il est permis de penser au bonheur de vivre.
Ils se scandalisent d'abord. Mais lorsqu'ils
voient ce relâchement durer et s'accroître, sans
qu'aucune mesure officielle soit prise pour le
limiter, pour le réduire, à leur tour ils le subis-
sent, après l'avoir raillé. Et voici leur pensée qui'
grossit la réalité :
( Censuré .)
Je signale ce grave malentendu, cette grave
rupture d'équilibre, qui introduit dans l'armée
une question insoluble. Voilà une question qui
ne se poserait pas avec une armée de métier, où
des soldais qui ont choisi leur métier en rem-
plissent les obligations, sans s'occuper de ce que
pensent ou fout les civils.. Mais avec une armée
5G LE CHEVAL DE TROIE
nationale, le problème est d'importance. Nous
autres combattants, qui faisons un autre métier
que le nôtre, nous nous sacrifions volontiers pour
la France, pour l'honneur français, pour l'indé-
pendance et la prospérité de la France, pour
n'être pas esclaves des Allemands ; mais nous ne
nous sacrifions nullement pour que, derrière
nous, ceux que l'âge, l'infirmité, la faveur, la
nécessité du travail de guerre retiennent dans
le pays, jouissent du bonheur de vivre.
Nous ne demandons pas aux civils de pleurer
ni de gémir; nous attendons d'eux qu'ils soient
dignes et un peu graves, qu'ils ne nous donnent
ni le spectacle du luxe, ni celui de la vie facile
et souriante de l'avant-guerre. Nous n'ignorons
pas qu'il n'est pas aisé de réaliser notre désir.
Peut-être est-il plus difficile de vivre sobrement
au milieu des tentations de toutes sortes que de
vivre rudement au milieu des misères de la
guerre. JMais l'équilibre est nécessaire quand une
moitié de la nation défend l'autre.
Nous ne faisons d'exception que pour nous-
mêmes. Entre deux relèves, entre deux combats,
nous avons droit au chant, à la gaieté. Mais ce ne
sont pas pour nous les joies de la vie ; ce sont les
LE nONHEUR DE VIVRE 57
délassements du guerrier, et lorsque nous buvons,
la mort est toujours au fond de notre verre. Nos
chants, notre gaieté, nos repas animés, ce sont des
moyens de conduire la guerre. Nous demandons
que Tarrière ne donne pas le spectacle d'une vie
organisée comme celle de la paix, et de la pire.
Car, enfin, on n'attend pas de nous que nous
nous battions au nom du bonheur de vivre. Par
quelle étrange et inhumaine contradiction par-
viendrions-nous à nous exposer à la mort pour la
joie de vivre ?
Rien n'est plus troublant pour les combattants
que cette contradiction que l'arrière leur apporte.
Mais l'arrière, trop soumis à sa morale d'avant-
guerre, a été jusqu'à concevoir que c'est un plai-
sir de se battre. Ainsi se trouvaient conciliés les
contraires. A l'arrière, on pouvait avoir le plai-
sir de vivre, puisque, au front, on avait le plai-
sir de se battre, et parfois celui de mourir. On
fera bien de chasser une philosophie, une mo-
rale qui aboutit à des plaisanteries aussi sinistres.
Nous connaissons le devoir, la gloire, l'ivresse,
Fhonneur de combattre; mais nous ignorons tota-
lement le plaisir du combat. On fera bien de rap-
peler, à l'arrière, que la vie pacifique comporte
58 LE CHEVAL DE TROIE
elle aussi de bien plus grandes parties de devoir,
de gloire et d'honneur que de plaisir.
Mais que Ton ne se méprenne pas sur notre
pensée. Nous incriminons moins les individus que
les institutions, et nous n'ignorons pas que ce
scandale est en somme assez superficiel (mais il
est le plus visible des spectacles de la vie à l'ar-
rière et c'est celui que nous voyons le plus lorsque
nous quittons le front). En somme, ce que nous
demandons est affaire de -gouvernement autant
que de mœurs générales. Cette question de morale
est en partie une question de police.
Le gouvernement est-il sans pouvoirs? Sur les
âmes, oui. Sur les mœurs et sur le spectacle des
mœurs, non. 11 est maître de la rue et des lieux
publics. A lui de résoudre la question que nous
posons. Nous ne lui demandons pas de se faire
prcdicant, mais d'agir, matériellement et mora-
lement, de telle manière qu'il n'y ait pas deux lois
pour la France en guerre, Tune de plaisir pour
les gens de l'arrière, l'autre de contrainte pour
ceux de l'avant.
CHAPITRE III
UNE IDÉE MORTELLE : LE DEVOIR
L'idée du Devoir, du devoir désintéressé, du
devoir pour le devoir, l'idée kantienne en un mot,
cette idée qui, jointe à celle de la conscience, a
servi à la construction de la deutsche Kultur et
de la patrie allemande, cette idée, prise chez nous
dans sa stricte valeur logique, nous conduirait à
la mort si nous ne la rejetions pas totalement. Je
vous demande de la regarder agir dans la guerre
et de bien voir où elle nous mène.
Et premièrement, voyez-la entrer dans la vie
militaire de la nation. Elle nous a conduits à nous
donner comme principe d'organisation militaire
la plus grande et la plus terrible absurdité des
temps modernes : l'obligation militaire égale pour
tous les citoyens de la nation. Au nom d'une abs-
traction, nous sommes tous, théoriquement, sou-
mis à l'impôt du sang. Il ne faut pas craindre de
60 LE CHEVAL DE TROIE
le dire en pleine guerre : cette doctrine est abso-
lument barbare; elle conduit l'humanité dans une
impasse, et, bien que nous soyons contraints d'en
accepter les effets pendant la durée de la guerre,
il nous faut la dénoncer dès maintenant, si nous
voulons donner à la Grande Guerre une conclusion
qui écarte un des plus grands périls de la civisa-
tion;il nous faut rechercher, en outre, les moyens
d'en atténuer les effets pendant la guerre, si nous
voulons être en état de mener la guerre jusque
sa conclusion totale.
Cette doctrine du devoir militaire égal pour
tous les citoyens d'une nation, ou sait que. phi-
losophiquement, politiquement, dans les temps
modernes, elle est d'origine allemande et qu'elle
n'est apparue chez nous qu'à la faveur d'une situa-
tion révolutionnaire profondément commandée
par des idées nées en Germanie. Sa fortune ne
pouvant lui venir que de sa conciliation avec des
intérêts privés et une certaine préparation intel-
lectuelle, on ne s'étonnera pas de la voir naître et
grandir dans cette Prusse dont l'industrie natio-
nale a été et reste la guerre, dans cette Prusse et
dans cette Allemagne prussianisée toute pénétrée
de Kaut, de Fichte et de Hegel, où l'individua-
UNE IDÉE MORTELLE .* LE DEVOIR 61
lisme universel posé par Kant, est devenu, avec
Fichte, l'individualisme germanique organisant
l'univers, ayant comme moyen de réalisation,
selon Hegel, l'Etat prussien. Mais qui ne voit ici
que l'apparent désintéressement de l'homme ac-
complissant le Devoir, sert non seulement des
intérêts privés, mais les plus vifs appétits indivi-
duels. En accomplissant son devoir à l'égard de
l'Etat, le soldat prussien n'est pas mu seulement
par la pensée du devoir, mais par l'espérance de
devenir, au nom de cet Etat qui doit réaliser l'Idée
du monde, un des représentants du moi germa-
nique, c'est-à-dire un des chefs spirituels et tem-
porels de l'univers.
Ainsi l'Etat allemand, fils de l'Idée allemande,
est-il le seul Etat où l'application de la loi du
devoir puisse s'effectuer sans troubler profondé-
ment la vie nationale, et uniquement parce que,
subordonnant le monde à la conscience germa-
nique, la loi du devoir se concilie, pour ses natio-
naux, avec l'intérêt et les appétits de l'individu,
ceci au moins pour la durée de la guerre où nous
sommes '.
1. On entreverra ici le mécanisme psychologique d'un ren-
versement total de l'État allemand, de l'État prussien à l'issue
62 LE CHEVAL DE TROIE
Pour toute autre nation civilisée, la loi du De-
voir militaire, appliquée en quelque sorte selon
sa stricte signification philosophique, est une idée
fausse, antiphysique et barbare, et au surplus
mortelle. Ses effets en Europe eussent « fait fré-
mir d'horreur », selon le mot de M. Jacques
Bainville, « les Français d'autrefois ». C'est parce
que nous participions à une haute civilisation.
Nous savions, sans même en faire la théorie, que
le propre d'une société barbare est de ne pas dis-
tinguer le travailleur du soldat, et que le propre
d'une société civilisée est de spécialiser les hom-
mes selon les aptitudes de chacun, en laissant à
chacun la plus grande liberté pour le choix de
son emploi dans les tâches de la civilisation. Spé-
cialisation, et comme on le dit aujourd'hui, divi-
sion du travail : tel est laboureur, tel autre pas-
dc la Grande guerre, si rEntente poursuit la guerre jusqu'à
l'écrasement des armées allemandes et à la dislocation de l'Em-
pire allemand. L'empire du monde échappant aux Allemands,
la loi du Devoir devient pour les Allemands un leurre complet.
Les immenses récompenses qu'elle annonçait, pour les seuls
Allemands, manquant totalement, elle redeviendra représen-
tative des seuls sacrifices, et comme telle inacceptable. Le
dépit allemand se retournera avec violence contre l'Empire
allemand et l'État prussien. C'est pourquoi, tandis que pour
toute autre nation, défaite ne signifie que diminution, pour
l'Allemagne, la défaite est la mort.
UNE IDÉE MORTELLE ; LE DEVOIR 63
teur, tel savant et tel enfin est soldat. Mais aucune
confusion ; et si l'on conçoit que tous ont des obli-
gations envers la patrie, nul ne pense que ce puis-
sent être les mêmes. Chacun fait son métier ; on
n'appelle à la guerre que le soldat qualifié, et
c'est seulement dans les cas d'extrême péril public,
et pour de courtes campagnes, que l'on fait des
appels plus étendus. Ce fut la loi de l'Europe
chrétienne, jusqu'au « coup de folie » de la Révo-
lution. Le développement simultané des idées
révolutionnaires sur le droit des peuples, des idées
allemandes sur l'Etat prussien, puis sur l'Empire
allemand nous ont fait sortir peu à peu de cette
haute sagesse et ont amené le monde entier au
régime du service militaire obligatoire et univer-
sel, partout imposé au nom du devoir.
Voici le monde entier, ce monde organisé,
presque à tous points de vue, pour une haute civi-
lisation, revenu pour son organisation militaire
au régime des sociétés barbares ou des sociétés
primitives, où la nation n'est qu'un groupe de
guerriers, temporairement laboureurs, pasteurs
ou chasseurs, ou un groupe de laboureurs, de
pasteurs ou de chasseurs, temporairement guer-
riers. Pour ces sociétés barbares (qui n'ont point
64 LE CHEVAL DE TROIE
besoin de la loi du Devoir, car la nécessité immé-
diate leur suffit), le devoir se concilie immé-
diatement avec l'intérêt des personnes ou des
familles, toutes à peu près également intéressées
à la guerre ou menacées par elle. Toute autre
doit être la loi de nos sociétés différenciées, où
règne l'inégalité, cest-à-dire la spécialisation.
Pour une société civilisée, la loi du Devoir indi-
viduel n'a qu'une valeur purement abstraite :
encore faut-il la concevoir dans la durée, où elle
concilie l'intérêt général avec les intérêts de
l'individu conçus dans la lignée. Pratiquement,
elle aboutit à l'opposition de l'individu et de la
nation.
Censuré .)
UNE IDÉE MORTELLE ; LE DEVOIR 05
( Censuré.)
Cheval de Troie.
G6 LE CHEVAL DE TROIE
( Couuré.)
UNE IDÉE MORTELLE : LE DEVOIR 67
{ Censuré.)
Je montre ici
cette contradiction, cette opposition qui grandit,
plus la guerre dure, entre l'exercice du devoir
militaire et le sens des intérêts individuels. Je
demande que l'on mette tout en œuvre pour ré-
soudre ce grave problème. Si j'en fournis les
données sans fard, c'est parce qu'il s'agit d'une
question vitale et qu'il est nécessaire que nous
ne nous méprenions pas sur le caractère du pro-
blème. Sinon, nous serions impuissants à le ré-
soudre.
C'est encore une affaire de gouvernement. Je
supplie ceux qui ont la responsabilité de la con-
duite de la guerre de voir la situation sans aucun
68 LE CHEVAL DE TROIE
préjugé. Que Ton n'entreprenne pas de la domi-
ner avec des discours, des conférences, des pré-
dications ou des distributions de papier imprimé.
De tels moyens échoueraient complètement. Les
Français sont extrêmement sensibles à l'honneur
et accessibles à la raison. Mais les satisfactions
de l'honneur et celles de l'intelligence deviennent
impuissantes. Il faut trouver les compensations
matérielles aux risques courus, aux pertes subies.
Les combattants français sont parfaitement con-
vaincus de la nécessité de poursuivre la guerre
jusqu'à l'écrasement de l'Allemagne. Mais leur
vœu est qu'on les fasse sortir du conflit qui les
déchire.
Il ne leur appartient pas d'en sortir eux-mêmes.
Des soldats vivant sur l'ennemi, courant l'Europe,
comme ceux de la Révolution et de l'Empire,
peuvent réduire cette opposition par l'utilisation
des mille ressources que fournit Toccupation
d'un pays étranger. Rien de semblable pour les
soldats de l'Entente, dans cette longue guerre
où nous vivons sur notre sol, dans nos villages
ruinés, près de nos compatriotes réduits à la pau-
vreté sinon à la misère.
(Censuré. J
UNE IDÉE MORTELLE : LE DEVOltl 69
( Ceîisuré. )
Je n'oublie pas que ce péril menace toutes les
armées nationales. Mais il les menace inégale-
ment. Ne nous dissimulons pas qu'il menace les
armées françaises plus que les armées allemandes.
Le soldat allemand, vivant sur notre territoire,
s'est payé, matériellement, par l'exploitation des
pays envahis occupés par lui ; moralement, par
les jouissances de la domination ; pour l'avenir,
il lui reste l'espoir, auquel ni son gouvernement
ni lui-même ne renoncent, de devenir l'organisa-
70 LE CHEVAL DE TROIE
teur du monde. Le soldat français, dans la pré-
sente guerre, n'a point ce passé et nul ne lui pro-
met un avenir aussi riche. Mais nous avons les
moyens de renverser cette inégalité. Nous pou-
vons faire que le poids de la guerre soit moins
lourd pour le soldat français ; l'entrée des Etats-
Unis dans la Guerre nous fournit en effet un
moyen d'assurer des relèves importantes qui dimi-
nueront très sensiblement la charge totale de la
guerre pour les Français, au moins en attendant
le jour où une offensive générale de l'Entente de-
viendra absolument irrésistible.
Dans cette situation générale, la distribution
des biens matériels se fait dans l'ordre anormal:
ce sont ceux qui courent les plus grands risques
qui ont le moins d'avantages. C'est proprement
absurde, et c'est ce qu'il faut transformer.
En a-t-on les moyens ? Financièrement, pen-
dant la guerre, je n'en juge pas ; c'est une affaire
d'Etat. Mais je sais qu'il y a toute une série de
mesures, dont quelques-unes seront examinées
plus loin, qui pourront permettre de réaliser
quelques compensations. Un moyen de premier
ordre sera de constituer cette Part du Combat-
UNE IDÉE MORTELLE : LE DEVOIR 71
tant dont Charles Maurras a lancé lidée ', qui
donnera au combattant ou à ses descendants
d'abord des primes versées par les Français, puis
un capital réalisé sur l'ennemi. Dans la même
direction, on n'aura pas de peine à trouver qu'il
s'agira de constituer un Privilège du Combat-
tant^ un Droit du Combattant.
Privilège sur l'ennemi, dans la répartition des
biens meubles et immeubles qui seront pris à l'en-
nemi ; privilège dans l'occupation des territoires
ennemis ;
Droit particulier parmi les Français, en ce qui
concerne l'impôt, les entreprises et travaux pu-
blics, les fonctions de l'Etat, des villes et des cor-
porations. Droit d'être représentés, au titre de
combattants, dans les conseils qui prépareront la
paix afin que les conditions de paix donnent aux
combattants les satisfactions auxquels ils ont
droit.
Ce n'est pas conforme à l'humanitairerie ? Ce
n'est pas conforme au principe d'égalité ? Il se
peut. Mais ce n'est pas au nom de l'égalité que
les combattants demeurent aux armées et qu'ils
1 Charles Maurras, la Part du Comballant. Un volume de
' 128 pages. Paris, 1917.
72 LE CHEVAL DE TROIE
peuvent y être maintenus. Ils pâtissent aujour-
d'hui d'une inégalité nécessaire au salut public.
Il est juste qu'ils bénéficient plus tard d'un trai-
tement privilégié. C'est de pure justice. Pour
l'humanitairerie, on me permettra de n'en tenir
aucun compte. O'cst la plus dangereuse illusion
que l'on puisse donner à l'humanité.
Au surplus, si l'on veut se tenir à ces deux
nuées, et les couvrir au nom du Devoir, on s'ex-
pose à rendre le devoir militaire beaucoup trop
lourd, et à assurer tous les avantages moraux aux
Allemands, qui ne s'encombrent d'aucune considé-
ration humanitaire. Alors, ou bien on ouvrira la
France aux armées allemandes, et nous perdrons
tout, ou bien...
Ou bien, cette loi du devoir, devenue excessive
pour toutes les armées, les disloquerait toutes,
conduisant l'humanité dans cette impasse où elle
doit logiquement, la conduire, et la civilisation
serait dévorée par les mille guerres civiles, intes-
tines, sociales, qu'engendrerait cette catastrophe.
De sages prévisions, de fortes méthodes de
gouvernement peuvent nous éviter cette chute
et, servies par l'interchangeabilité des armées
de l'Entente, imposer cette décomposition à la
UNE IDÉE MORTELLE .' LE DEVOIR 73
seule Allemagne, d'où sont sortis tous les maux
qui pèsent sur le monde et qui s'est, elle-même,
retirée de rhumanitc.
Il restera que la France aura à donner des
compensations aux combattants. Il est impossible
de rompre pendant la Guerre avec le service mi-
litaire universel et obligatoire. Nous y sommes ;
il nous faut y rester bon gré mal gré. Mais dès
aujourd'hui, ayant reconnu la fausseté de son
principe, qu'on le transforme et surtout qu'on le
débarrasse de sa prétendue justification, le Devoir
désintéressé, qui, précisément le rend impossible.
Je répète, au surplus, que tout appel au Devoir
devient une très mauvaise plaisanterie lorsque de
nombreux mobilisés sont rendus à la vie civile
pour les travaux de guerre ou simplement pour
assurer les services essentiels de la vie écono-
mique, et lorsque les mobilisés eux-mêmes sont
répartis dans des zones extrêmement différentes
par les périls qu'elles comportent.
11 est absolument nécessaire que l'on se rende
compte que, présentement, la situation créée par
la mobilisation quasi générale est la suivante :
une armée de combattants, courant tous les
risques, mal nourrie, connaissant toutes les mi-
74 LE CHEVAL DE TROIE
sères de la guerre, complètement détachée de ses
intérêts civils et n'ayant aucun avantage ni dans
le présent ni dans l'avenir ;
une armée de non-combattants, hommes de
tous les services, courant peu de risques, mieux
nourrie, mieux logée que la première, ayant
quelque possibilité de veiller à ses intérêts de la
vie civile ;
une armée de travailleurs de la guerre, ne
courant guère que les risques des accidents du
travail, dont la vie ne diffère pas sensiblement de
la vie civile.
L inégalité des services rendus et des risques
courus est éclatante. Le plus simple bon sens
fait comprendre que la même loi du Devoir ne
s'applique plus à des groupes aussi différents, et
qu'il faut faire appel à d'autres idées pour justi-
fier cette situation que l'on ne peut modifier. Il
ne suffit pas de dire que chacun accomplit son
devoir à l'arrière comme à l'avant. Il faut donner
aux plus exposés les plus grandes compensations.
Juin 1917.
CHAPITRE IV
NOS RAISONS DE COMBATTRE
Les Français ont été conduits au combat avec
les idées les mieux faites pour les en dégoûter.
Par bonheur, ils en avaient d'autres, dans leur
cœur et dans leur tête. En particulier, le dé-
goût, la haine de l'Allemand. Il n'est pas un Fran-
çais qui ne se considère comme ayant un compte
personnel à régler avec quelque habitant de la
Germanie. Cela facilite la conduite de la guerre.
Pourquoi veut-on supprimer ces raisons per-
sonnelles, qui sont fortes, pour y substituer des
raisons générales, qui sont parfois beaucoup plus
faibles, souvent inintelligibles. On donne au sol-
dat français, par les discours officiels et par la
presse, toutes sortes d'idées qui n'ont aucune prise
sur ses sentiments et qui ne le meuvent point. Il
en est troublé, doute de ses propres idées et finit
par ne plus savoir pourquoi il combat, ce qu'il
76 LE CHEVAL DE TROIE
n'ignorait pas à son entrée dans la guerre. Au dé-
but de la guerre, il ne luttait pas seulement pour
rendre l'Alsace et la Lorraine à la France, mais
pour chasser TAUemand de France, ne plus le
retrouver, après la guerre, dans les chantiers,
dans les usines, dans les fabriques de potages et
les agences de ramassage et de distribution du
lait, dans les hôtels, dans la presse, au théâtre,
voire dans l'enseignement et la politique. Tout
cela se raccordait à la vie de chacun, et cela
constituait, avec les souvenirs de 1870, et les hor-
reurs de l'invasion de 1914, de sérieuses raisons
de combattre. Ajoutez-y l'espérance, bien souvent
exprimée, de se payer en Allemagne, sur la rive
gauche ou mieux sur la rive droite du Rhin. Kt
enfin un patriotisme profond.
Une débauche d'abstractions vient recouvrir ces
réalités. Droit, justice, liberté, démocratie, civili-
sation. Je suis bien fâché de le dire : ces grandes
idées, vraies ou fausses, n'ont aucune vie ni dans
la tranchée ni au combat. Ce sont des idées de
cabinet, qui n'ont aucune valeur pour entraîner
les citoyens-soldats, ni les pires, ni les médiocres,
ni Igs meilleurs, devant la mort. On pourrait
constituer une petite armée de volontaires pour
NOS RAISONS DE COMBATTRE 77
l'une de ces idées. Mais uae armée de soldats-ci-
toyens est insensible à ces merveilleuses abstrac-
tions.
Prenons la meilleure, celle sur laquelle nous
pouvons nous mettre tous d'accord : la civilisa-
tion. Il est hors de doute que les nations luttent
pour la défense de la civilisation, incluant l'indé-
pendance des nations. Voilà une idée excellente
pour les gouvernements, pour tous ceux qui ont
une responsabilité dans la conduite de la guerre,
excellente en tous points, mais d'intérêt nul ou
quasi nul pour les troupiers, officiers, sous-offi-
ciers ou soldats, qui sont dans la tranchée ou qui
vont au combat, pas même pour ceux qui sont très
sensibles aux idées.
Et moi-même,
Au moment où je fais cette moralité...
je suis dans mon cabinet, entouré de quelques
biens de la civilisation auxquels je suis assez at-
taché ; j'entends les cris de mes enfants et la pa-
role tendre de leur mère : ici, la valeur de la civi-
lisation m'apparaît tout entière, par les yeux et
par l'esprit, et sa défense ne me coûte que l'ef-
fort d'écrire noir sur blanc les raisons qui nous
78 LE CHEVAL DE TROIE
obligent à continuer la guerre, à la poursuivre
jusqu'à la dislocation de l'Empire allemand.
Mais me voici dans mon abri, enfumé et secoué
par la chute voisine des torpilles, veillant entre
deux rondes, les pieds dans la boue, mouillé jus-
qu'à mi-jambe, ne parvenant pas à entretenir un
feu que l'eau du ciel éteint chaque fois que je le
rallume ; j'ai peu mangé, je tombe de sommeil et
de fatigue; pas de courrier depuis quelques jours,
et je pense aux miens avec amertume ; je pense
aussi que l'on n'entrevoit pas la fin de cette vie-là.
Un agent de liaison m'apporte un ordre: « Veuil-
lez reconnaître le poste ennemi récemment ins-
tallé en avant de la tranchée des Burgraves.
Garnison, moyens de défense, protection? Rendre
compte avant cinq heures. » Je rendrai compte si
je reviens. Je pars : sérieusement, vous pensez
que c'est l'idée de la civilisation qui va me con-
duire à l'accomplissement parfait de ma mis-
sion ?
Dans cette circonstance comme dans cent autres,
du combat ou de la morne vie des tranchées, je
vous supplie de ne pas croire ce que l'on écrit
après coup, et par quoi les bons esprits qui sont
de bons soldats veulent se montrer mus par de
NOS RAISONS DE COMUATTRE 79
très nobles motifs parfaitement désintéressés : mon
ordonnance, le caporal, le sergent, les hommes et
moi, tous volontaires pour ces affaires, nous obéis-
sons très sensiblement aux mêmes mobiles : la
gloire, l'honneur, le désir des distinctions, l'espoir
de permissions particulières, d'avancement, et,
lorsque nous sommes engagés, la conscience d'être
Français qui nous donne la volonté d'être plus
forts que l'Allemand. Bref, toutes sortes de motifs
individuels, très utiles pour la France et la civi-
lisation, mais mobiles individuels. Dans tous les
cas, pour nous maintenir sous le feu, ou avancer
sous le bombardement ou la mitraille, ce coup de
sang que nous recevons à imaginer que, si nous
ne sommes pas victorieux nous-mêmes, nos
femmes, nos enfants, nos biens seront... Pensée
intolérable, parce que les Français, presque tous
très conscients de leur qualité de Français, ne
peuvent imaginer, sans un violent sursaut de tout
leur être, qu'ils obéiraient à des Allemands.
Tout ceci nous vient de la France et de la ci-
vilisation, mais se manifeste, agit en nous sous la
forme de sentiments, de désirs, de passions per-
sonnels. Et c'est avec cela que l'on fait de bonnes
troupes, solides et ardentes. Ce n'est pas l'héroïsme
80 LE CHEVAL DE TROIE
absolu, sauf dans ces courts instants de l'abordage
où l'ivresse du combat nous arrache à nous-
mêmes, joint notre âme à l'âme de la France.
Si vous voulez remplacer ces mobiles excellents,
actifs, qui ont donné les résultats que le monde
entier connaît, autant dire que vous voulez saboter
la guerre. Même, je le répète, en ce qui touche ce
bien général que nous nommons civilisation (et
que nous entendons après tout de façon différente).
Cette idée de lutte pour la civilisation est excel-
lente pour entretenir le moral des civils et pour
la propagande française à l'étranger. Elle est inef-
ficace aux armées. Je demande que l'on se rende
bien compte que, devenus soldats, tous, tant que
nous sommes, ouvriers et bourgeois, nous deve-
nons insensibles aux idées qui touchent des élec-
teurs, des étudiants ou des gens de parti. Bon
gré, mal gré, nous sommes la troupe, obéissant
aux passions des troupes armées : gloire, honneur
et (pourquoi le taire) profit de la guerre, et il est
hors de doute que nous entendrions avec plus d'al-
légresse l'ordre aux Soldats de V Armée d'Italie
que tous les discours sur la civilisation, le droit
ou la démocratie.
Si l'idée la meilleure et généralement acceptée
NOS RAISONS DE COMnATTRU: 81
est inefficace, que dire des idées contestables, des
idées diviseuses, des idées utopiques ? La guerre
pour le Droit, ou pour la Justice, ou pour la
Démocratie, ou pour la Société des Nations,
toutes idées par quoi, en somme, des groupes, dos
partis^ tentent de confisquer les résultats de la
guerre au profit de groupements particuliers. Le
prétexte est que l'on veut donner une formule
commune aux nations alliées? 11 suffît amplement
de leur donner la formule vraie de l'indépen-
dance des nations. Mais que Ton ne nous donne
pas ces formules quelles qu'elles soient pour des
raisons de combattre. Il importe peu au soldat
français de savoir si les Etats-Unis entrent dans
la guerre pour la défense du Droit. Mais le soldat
calcule que les Etats-Unis apportent à la France,
à l'Entente, contre l'Allemagne et ses vassaux,
l'appui d'une force considérable. Si de braves
gens s'imaginent enflammer les troupes avec le
Droit et la Justice, je les préviens qu'ils se
trompent absolument. L'influence de ces idées,
dans la bataille, est exactement égale à zéro, et
dans l'attente de la tranchée, elle est démorali-
sante parce qu'elle n'évoque aucune image pré-
cise aux yeux du soldat qui essaie de comprendre
Cheval de Troie. 6
82 LE CIILVAL UE TROIE
la guerre ; elle ne lui donne aucun but de guerre
précis.
Pour la démocratie, c'est une idée diviseuse.
Mais je ne m'arrête pas à ce caractère qui n'a
jamais empêché les anti-démocrates de faire leur
métier de soldat, parce qu'ils considèrent que la
première nécessité est de sauver la France, dût-on
fortifier par là la démocratie en France et ailleurs.
Je ne veux que considérer l'utilisation de l'idée
démocratique comme raison de combattre. J'ignore
si cela a quelque valeur utile dans l'armée russe ;
mais je sais bien qu'aux armées françaises c'est
une valeur non pas utile mais" dangereuse. Je ne
crois pas faire une révélation en disant que l'idée
démocratique est sans force expansive chez les
Français d'aujourd'hui. Parmi les idées politiques,
le nationalisme et le socialisme seuls sont des
idées agissantes, de valeur très dilFérente du
reste au point de vue militaire. L'idée démocra-
tique est inerte. Essayer d'en faire un levier pour
la troupe est une erreur énorme ; la raison est
que les Français démocrates croient qu'ils jouissent
de la démocratie, et qu'ils estiment n'avoir aucun
effort à faire pour conquérir ce qu'ils possèdent.
Gomme d'autre part, on les a convaincus que les
NOS RAISONS DE COMBATTRE 83
Allemands sont démocrates comme eux, que la
guerre est l'œuvre de l'Empereur allemand et du
clan militaire, on ne pourra les conduire à pour-
suivre la guerre pour faciliter la démocratisation
de l'Allemagne. Tout au plus sont-ils disposés à
attendre que les Allemands fassent une révolu-
tion. Par ces voies, les appels à l'idée démocra-
tique conduiraient les troupes à l'inertie.
D'un autre côté, ces appels répétés constituent
un danger. Les soldats démocrates, se voyant sol-
licités de réaliser la démocratie universelle, en
arrivent à se demander s'il n'y aurait pas à réa-
liser des réformes démocratiques parmi eux. Ils
ont conservé le souvenir de certaines campagnes
électorales où il leur a été enseigné que la cons-
titution de l'armée n'est pas démocratique. Dans
ces conditions, l'appel à la démocratisation les
fait se tourner contre la hiérarchie militaire,
contre ce commandement qu'ils subissent et qui
paraît leur imposer les misères de la guerre. Du
coup, on fait du grognement normal du troupier
une véritable doctrine, et cette propagande démo-
cratique, par laquelle on croyait enflammer les
troupes, aboutit à créer une certaine indulgence
à l'égard du soldat ennemi (trompe par ses diri-
84 LE CHEVAL DE TROIE
géants) et affaiblit l'armée française devant l'ar-
mée de l'absolutisme ! Voilà qui fera parfaite-
ment l'affaire de ces faux démocrates qui, sous
couleur de propagande démocratique, font les
affaires du Roi de Prusse *. Mais je signale aux
démocrates le péril qu'ils ne voient pas net-
tement. Si l'on veut mener jusqu'au bout la
« guerre des démocraties contre l'absolutisme »,
le premier soin doit être de ne pas faire de pro-
pagande démocratique aux armées. Paradoxe ? Si
l'on veut. Quiconque se donnera la peine d'exami-
ner sans préjugés la situation morale des armées
aboutira aux mêmes conclusions que nous.
La fantaisie connue sous le nom de « Société
des Nations » est encore plus périlleuse. Disons
le vrai. C'est de la folie pure. On s'étonne que le
président des États-Unis, puissant réaliste, ait pu
couvrir une pareille utopie de sa haute autorité.
On s'explique ses déclarations en considérant qu'il
les a faites à des hommes, ses concitoyens, chez
1. La plus ardente propagande dite « démocratique » a été
faite à Paris par un journal innommable que l'on a su de-
puis être subventionné par l'Allemagne, en pleine guerre. Ce
journal, le jour même où il était dénoncé à la tribune de la
Chambre par M. Ribot, essayait de parer le coup en faisant
des déclarations fougueusement démocratiques.
NOS RAISONS DE COMBATTRE 85
qui ces idées de fraternité générales sont en fa-
veur ; c'est par là qu'on les amène à la guerre.
Cela peut être bon seulement dans cette période
préparatoire de la guerre chez un peuple qui n'a
pas encore connu directement les misères de la
guerre. Paradoxe encore. Mais ce qui est utili-
sable auprès d'hommes qui ne sont pas entrés
dans la guerre, ne l'est plus du tout auprès de
soldats en campagne depuis trois ans, surtout
lorsque la Société des Nations est présentée comme
devant être ouverte aux Allemands, délivrés seu-
lement de leur Empereur. Le soldat est désarmé
du coup : la guerre lui apparaît sans significa-
tion ; il n'aperçoit plus aucun moyen de mettre
à la charge de l'agresseur les frais de la guerre.
Dans ces conditions, poursuivre la guerre n'a plus
pour lui le moindre sens. Si l'Allemagne ne doit
pas être « châtiée », si nous sommes également
condamnés les uns et les autres aux dépens de ce
tragique procès, aucune raison ne subsiste de con-
tinuer la guerre une minute de plus. Arrêtons les
frais et bas les armes *.
1. Au moment même où j'écris ce chapitre, paraît à la Vic-
toire un article où Lysis apporte les mêmes raisons. Je tiens à
les reproduire ici, car elles viennent d'un écrivain dont les idées
86 LE CREVAL DE TROIE
Je ne m'arrête pas un instant à discuter ces
idées devant la cohue des propagandistes sou-
doyés par l'Allemagne. Mais je m'adresse aux
hommes qui portent une haute responsabilité dans
le pays et qui favorisent l'expansion de ces al-
cools ou de ces stupéfiants de l'intelligence et de
la passion françaises. C'est eux que je supplie, poUr
l'amour de la France, de ne pas détourner le courâ
des volontés françaises, au moment qu'ils croient
les conduire à l'assaut de l'Allemagne. Droit,
justice, idées stupéfiantes ; démocratie, société
philosophiques et politiques sont exactement opposées à celles
de l'auteur de ce livre :
« L'arme nouvelle des Allemands n'est plus le zeppelin, l'avia-
tik, le gros canon, le sous-marin — à tous ces périls on a paré
— c'est l'utopie, précisons, l'utopie de la paix formulée dans
l'extraordinaire blague de la « Société des Nations » comprise
à l'allemande, c'est-à-dire travestie, déviée, truquée, pour ame-
ner les Français à se relâcher dans leur effort, en leur laissant
croire que s'il n'y a pas de sanction à la guerre (ni annexions,
ni indemnités), rien n'empêchera d'instituer dans le monde en-
tier un système de fraternité universelle où tou8 les Etats com-
munieront, où Français et Prussiens s'embrasseront, sans
perdre leur temps à rechercher si quelqu'un est responsable
d'avoir fait tuer dix millions d'hommes.
« Créez un tel espoir et répandez de telles idées en ce moment :
d'elle-même la réflexion viendra, sans qu'on ait à la suggérer,
que si la guerre mène à cela qu'il n'y aura ni vainqueurs ni
vaincus et que tout le monde sera d'accord, ce n'est plus la
peine de continuer à se faire tuer et de ne pas s'entendre sur
cette base dès maintenant... Et quand on en est lA, le tour est
jo«à. » (La Victoire, 7 juillet 1917.)
NOS RAISONS DE COMBATTRE 87
des nations, idées enivrantes mais qui tournent
l'ivresse contre celui qui la verse. Que l'on aban-
donne ces abstractions et ces furies, que la garde
qui veille aux barrières de la Chambre en défende
nos armées ! Que l'on conduise la guerre selon
ses lois propres et non selon les lois de la tri-
bune ou de la chaire. Et que l'on donne aux sol-
dats de vraies et solides raisons de combattre.
Au reste, peut-être u'est-il pas absolument né-
cessaire de leur donner de nouvelles raisons de
combattre. 11 ne s'agit que de les confirmer dans
les raisons qu'ils ont eux-mêmes trouvées eu en-
trant dans la guerre. En août 1914, pour l'immense
majorité des soldats, l'idée de la guerre était
claire. Ce sont les discours de l'arrière qui l'ont
embrouillée. A Berlin ! criaient les soldats qui
remplissaient les trains de l'Est. Les personnes
prudentes peuvent sourire. Mais sourire de ce cri,
le prendre en pitié, c'est accepter par avance la
défaite, au moins se reconnaître impuissant à
vaincre la force allemande. Les mêmes personnes
souriront-elles du cri allemand : Nacli Paris ! A
Berlin, pour ces armées joyeuses et hardies, cela
signifie que l'on veut toucher la bête au cœur, et
que les dépouilles nous appartiendront. Nous
88 LE CHEVAL DE TROIE
avons à récupérer nos cinq milliards et tous ceux
que nous coûtera cette guerre. En septembre 1914,
on y ajoute les frais de la nouvelle invasion. Et
plus la guerre dure, plus chacun comprend la
nécessité de la poursuivre avec une vigueur ac-
crue. A l'entrée de 1915, l'homme de troupe eût
encore admis que la guerre fût liquidée par un
compromis qui affaiblît considérablement l'Alle-
magne sans l'écraser. A la fin de 1915, il ne voit
plus de compromis possible.
En 1917, il ne voit plus que deux issues : ou
l'abandon de la guerre, ou l'écrasemcjat complet
de l'Empire allemand. Offrez-lui cette idée, en lui
donnant la certitude (elle peut être donnée) que
le but sera atteint, et du coup l'idée de la guerre,
embrouillée depuis deux ans par les palabres in-
ternationaux, redevient claire et puissante. Alors
le troupier, paysan, ouvrier ou bourgeois entre-
voit un moyen de ne pas supporter, dans l'après-
guerre, les charges écrasantes de sa longue cam-
pagne. Les Allemands paieront. Voilà un bénéfice
précis de la guerre, bénéfice individuel autant que
national, et qui détermine l'acceptation générale
de la poursuite de la guerre.
Craint-on que l'affirmation de ce but de guerre
NOS RAISONS DE COMBATTRE 89
surexcite les énergies allemandes et rende la con-
tinuation de la guerre plus dure ? Ne soyons pas
dupes de nous-mêmes. Croit-on que les Allemands
se méprennent sur des roueries de langage ? 11
y a longtemps qu'ils ont lu leur destin dans la
volonté profonde de l'une au moins des nations
en guerre, et ils n'ignorent pas que cette volonté
s'étendra à toute l'Entente dès que leur débâcle
commencera. 11 serait sot de se priver de ce levier
pour les armées françaises par crainte de le voir
utiliser de l'autre côté du parapet. S'en prive-
t-on ? On laisse les armées françaises sans âme
pour le combat devant des troupes pleines d'ap-
pétits et de passions. Ignorons-nous les buts de
guerre de la Pangermanie ?
Veut-on se concilier la sympathie des socialis-
tes ou des catholiques allemands par la modéra-
tion dans les buts de guerre? Quelle politique de
dupes ! Sans rechercher s'il y a vraiment quelque
espoir à placer dans ce jeu, je déclare qu'il est
beaucoup plus avantageux de se concilier les ar-
mées françaises et de leur donner un but digne
de leurs sacrifices.
Qu'on le veuille ou non, il faut dire à la troupe
pourquoi elle se bat. On pouvait la laisser à ses
90 LK CHEVAL DE TROIE
imaginations pour une courte campagne. On ne
le peut pour une guerre si longue. En 1917, nous
ne pouvons nous battre pour un mince objet.
L'écrasement de l'Allemagne, les frais de la guerre
à la charge des Allemands, la paix assurée pour
un long terme, cela vaut que nous restions en
campagne. Mais non sans conditions : il y faut
quelques compensations directes et personnelles.
Nous ne demandons pas que l'on nous paie notre
concours, ni notre force. Mais le temps donné,
mais le sacrifice de tous nos intérêts, mais le dom-
mage causé à nos travaux, à nos entreprises, à
nos familles, deux, trois, quatre, cinq années de
la vie de chacun des combattants, il faut bien que
cela soit compensé.
Serait-il admissible, serait-il juste que quelques
centaines de milliers de combattants revinssent
dans leurs foyers, riches d'honneurs et de gloire,
mais ruinés, et n'ayant pour relever leurs mai-
sons que des bras affaiblis par leurs années de
campagne? Que nous soyons certains d'obtenir
CCS compensations, et nous voilà affermis dans
notre volonté. Alors nul de nous n'éprouve plus
ce sentiment démoralisant qui nous vient lorsque,
nous comparant aux gens de l'arrière, nous
NOS RAISONS DE COMBATTRE 91
croyons pouvoir nous regarder comme des dupes
de l'héroïsme.
Est-il juste, est-il bon, est-il salutaire pour la
France que l'avant puisse s'entendre dire par
l'arrière :
— Tu fais bien ton devoir,
et lui répondre :
— Tu fais bien tes affaires ?
Dans ce dialogue sans cesse renouvelé de paysan
à ouvrier, d'employé-combattant à employé non
mobilisé, de patron aux armées à patron embus-
qué, naît et grandit le sentiment d'une espèce de
duperie qu'il faut absolument faire disparaître.
C'est le salut de la France. C'est la justice pour les
combattants. Spécialisés dans le combat, tandis
que d'autres sont spécialisés dans le travail, nous
continuerons de combattre pour la France. Mais il
faut que nous sachions que nous combattons aussi
pour nous-mêmes, et que nous trouverons à la
fin de la campagne non point le paiement de nos
peines, mais le remboursement de nos pertes indi-
viduelles ou familiales.
Ce que Maurras demande au nom de l'intérêt
national, la Part du Combattant^ nous le deman-
dons au nom dé la stricte justice. Et que ce rem-
t)i LE CHEVAL DE TUOIE
bouusemcnt soit à réaliser sur l'ennemi, voilà (]ui
ne peut être mis eu question. Certains socialistes
s'indignent à cette pensée et voudraient que nous
fussions indemnisés pailla France. Quelle plai-
santerie ! Autant dire que nous aurions à payer
nous-mêmes, sous la forme de l'impôt, nos propres
indemnités. Ce serait la pire duperie. Sur l'en-
nemi : il n'y a aucune autre possibilité de récu-
pération. Il faut l'admettre ou renoncer à la pour-
suite de la guerre.
C'est la peau de l'ours ? Si l'on veut. Mais le
chasseur ne s'attaque point à l'ours pour la beauté
de son propre geste ; son esprit s'empare de la
peau avant que sa main ne l'ait saisie, et c'est
cette prise de possession anticipée qui dirige ses
pas sur la piste de la bête. Si l'on veut que le
chasseur tue l'ours, qu'on lui assure la possession
de la peau. Si l'on veut que nous allions à Coblence
et au delà, il faut nous donner le goût d'y aller.
Et nous irons.
Il n'y aura aucun inconvénient à faire entrevoir
aux combattants autre chose qu'un simple rem-
boursement de leurs pertes. Mais des bénéfices,
mais des avantages. Des biens, de vrais biens
matériels, dont l'exploitation leur permettra de
NOS RAISONS DK COMBATTRE 03
reconstruire leur maison, de recouvrer leurs éco-
nomies dispersées, de remonter leurs entreprises,
d'assurer leur vieillesse. Il y a en Allemagne des
terres à distribuer aux Français, terres de princes,
terres de pangermanistes, terres de la couronne.
Il y a du matériel. Il y a des capitaux. Il y a des
entreprises qui fonctionnent et qui pourront con-
tinuer de fonctionner, mais dont les bénéfices, au
lieu d'aller aux entreprises de l'Allemagne et de
la plus grande Allemagne, pourront être dirigés
sur quelque caisse de retraites pour la vieillesse
des combattants. Que la Hamburg-Amerika ait
cette utilité, en continuant de fonctionner ou en
se liquidant, que la Victoria^ la Disconto Gesell-
schaft^V Orensteiîi Koppel et Artur koppel Aktien-
gesellschaft^ la Chetnische Fabrik Elektro?i, VAll-
gemeine Elektricitxtsgesellschaft {imd so iveiter),
servent à cette fm et assurent une vieillesse heu-
reuse et paisible aux combattants de la Marne, de
l'Yser, de la Champagne, de Verdun et de la
Somme, voilà qui est conforme aux principes du
droit.
Qui oserait parler ici d'immoralité, qui oserait
dire que l'on s'enrichirait des dépouilles de l'en-
nemi ? Ce sont des bénéfices de guerre ? Mais ne
1)4 LE CHEVAL DE TROIE
convient-il pas de compenser ceux qui nous ont
échappé ? N'avons-nous que des pertes à compen-
ser ? Mais ce que nous avons manqué de gagner,
mais le développement suspendu ou compromis
de nos entreprises, mais notre avancement dans
les administrations, dans les bureaux, dans les
usines ou les maisons de commerce où nous tra-
vaillions, mais le livret de caisse d'épargne où nous
n'avons rien ajouté depuis le 2 août 1914, n'est-ce
point aussi une vraie perte ?
Chacals, qui nous louez d'être des lions, nous
voyons vos désirs au fond de votre cœur. C'est la
bête que nous voulons abattre que vous nommez
Lion. C'est d'elle que vous voulez recevoir votre
part de chiens. Vous hurlez lorsque nous voulons
porter une main justicière sur le bien de l'ennemi?
Mais vous appelez les combattants vers les biens
de la France, afin de nous détourner de cette for-
tune ennemie à laquelle vous avez lié la vôtre.
Mais vous autres, Français de bonne race qui
savez le sens de la guerre, voulez-vous comprendre
que lorsque le député reçoit ses quinze mille francs
par an pour diriger la guerre, lorsque l'usinier,
le marchand, le courtier réalisent des bénéfices
sur les fournitures de guerre, lorsque l'ouvrier
.NOS RAISONS hE COMnATTRI'; t)5
reçoit son salaire pour la fabrication des muni-
tions, lorsque les Français non mobilisés ou dé-
mobilisés font prospérer leurs affaires pour en-
tretenir la vie économique pendant la guerre, on
ne peut, sans une violente injustice, laisser sans
espoir de compensations cette partie armée de la
nation qui combat, qui vit dans les misères de la
guerre, qui a tout perdu ou est exposée à tout
perdre ?
N'oubliez pas que chaque Allemand qui nous
est opposé combat pour avoir un morceau de la
France. C'est une des forces des armées allemandes.
Assurez aux armées françaises une force égale.
Ne vous laissez pas troubler par les bas sophis-
mes de ceux qui vous demandent de renoncer à
l'application d'une sévère justice à l'Allemagne
vaincue. Ces gens vous parlent au nom du prolé-
tariat, au nom de la démocratie universelle? Mais
vous savez bien que ce personnel d'intellectuels
cosmopolites, de repris de justice, de banquiers,
de directeurs de journaux à cinquante mille
francs par an, de porteurs de chèques étrangers,
représente les pires ennemis du peuple, et les
pires écumeurs des démocraties à la tète ou au
service de la Finance internationale.
96 LE CHEVAL DE TROIE
Et n'oubliez pas nos raisons de combattre : con-
server et fortifier la France, restaurer nos foyers,
recouvrer ce que la France et nous-mêmes avons
perdu. N'oubliez pas que les combattants ne pour-
ront franchir le Rhin, et délivrer le monde de la
tyrannie allemande que si les enfants des dispa-
rus et les survivants sont assurés de vivre avec
honneur, sans tendre la main à l'Etat ou aux en-
richis de la guerre. Pour que l'Allemagne soit
abattue, il faut que le combattant, ce citoyen-sol-
dat, sache qu'il ne deviendra pas, après la guerre,
Le vétéran qui mendiera son pain.
Juillet 1917.
CHAPITRE V
LES IDÉES ET L'ORGANISATION
DE L'ARMÉE
I. — LES PRINCIPES DE l'oBLIGATION MILITAIRE.
KANT ET ROUSSEAU AUX ARMÉES.
On avait, en France, dans les plus belles années
de la Troisième République, une étonnante pudeur
pour ce qui touchait à l'armée. L'Armée était in-
tangible. Une convention presque généralement
admise interdisait aux citoyens toute discussion
sur l'organisation de l'armée. Lorsque cette con-
vention cessa d'être respectée par les socialistes
et les pacifistes, les patriotes opposèrent peu de
raisons aux révolutionnaires. Le grand argument
était que l'on ne devait pas toucher à l'armée.
On peut s'étonner de ce faible système de dé-
fense d'une institution dont la nécessité est vitale
et peut se démontrer avec les plus fortes preuves.
Mais on s'étonnera moins en pensant qu'il s'agis-
sait de l'armée nationale, de l'armée du service
Cheval de Troie. 7
98 LE CHEVAL DE TROIE
obligatoire. Lorsque l'on s'avisait de réfléchir sur
son organisation, on s'apercevait qu'elle était ré-
glée par des principes contradictoires et que l'on
risquait de détraquer cette machine indispensable
si l'on mettait en lumière ces contradictions. Dans
l'état où était l'Europe, et eu égard aux idées en
faveur dans le public européen, il n'était pas sans
sagesse de fermer les yeux sur la grande erreur
des temps modernes, l'armée nationale et son
mode de recrutement.
L'auteur de ce livre observerait le même silence
s'il n'était convaincu que le silence serait mainte-
nant une cause de faiblesse parce qu'il nous em-
pêcherait de porter remède à de graves imper-
fections. Au surplus, la nécessité, l'expérience nous
ont déjà fait annuler, sur certains points, l'effet de
doctrines absurdes.
Depuis la fin de 1914, l'armée française n'est
plus une armée strictement nationale où l'impôt
du sang est également payé par tous les citoyens
valides. Toute une série de mesures, mise en sursis
de techniciens ou d'hommes indispensables à l'ac-
tivité d'entreprises publiques ou privées, démo-
bilisation de pères de familles nombreuses, etc.,
ont marqué que la nécessité nous imposait de
LES IDÉES ET l'oRGAMSATIOiN DE l'aRMÉE t)9
renoncera l'application absolue de la moijilisation
égalitaire. Mais on n'a pas renoncé à cet égali-
tarisme absurde et funeste. Ces exemptions aux-
quelles on a été contraint, on les regarde comme
de fâcheuses exceptions, que l'on a compensées par
d'inutiles récupérations d'hommes à demi valides
pour le service auxiliaire ou même pour le service
armé ; on a additionné les soldats comme on addi-
tionne des voix d'électeurs, sans se préoccuper de
.savoir si la récupération d'hommes (satisfaisante
au point de vue égalitaire) n'aurait pas été avan-
tageusement remplacée par la récupération des
forces, ou plutôt par une meilleure utilisation des
forces mobilisées. Mais il eût fallu changer le
principe de l'organisation intérieure de l'armée.
Or, si nous voulons tirer de notre armée le
maximum de rendement, il est indispensable de
remonter aux principes d'organisation et de les
modifier dans la mesure où nous le permettent
les nécessités de la guerre. Si l'on ne peut songer
à renoncer radicalement au recrutement égalitaire,
on doit dès maintenant orienter les réformes dans
cette direction et surtout renoncer à cette notion
du devoir patriotique désintéressé, appliqué à
toutes les tâches de l'armée, et qui nous a con-
100 LE CHEVAL DE TROIE
duits à une espèce de socialisme autoritaire qui
régit la vie et le travail des armées pour le plus
grand dommage des soldats, de la nation et de la
poursuite heureuse de la guerre. Je marque tout
de suite que c'est la vraie cause du gaspillage des
hommes, des forces et du matériel.
11 ne faut plus nous dissimuler que les armées
modernes sont recrutées et organisées en dépit
du bon sens. 11 ne faut pas nous dissimuler non
plus que ce recrutement et cette organisation,
reposant apparemment sur les mêmes principes
en Allemagne et en France, sont en réalité très
différents dans les deux pays et ont assuré à l'Al-
lemagne des avantages énormes tandis qu'ils va-
laient à la France des inconvénients sans nombre.
On connait ce jugement d'un Allemand :
«... L'Allemagne, ayant trouvé un régime mili-
taire qui convenait à son génie, a inspiré aux autres
Européens le désir de l'imiter, parfois contraire-
ment à leur génie propre : le même système qui,
en Allemagne, avait militarisé la nation, n'a eu
d'autre effet, en France, que de démilitariser
l'armée *. »
1. Cité par Eugène Cavaignac, Esquisse d'une histoire de
France, page 602 (2» éd., Paris, 1916).
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 101
L'expérience a montre que ce jugement est une
anticipation encore fausse. Mais cette anticipation
est fondée sur une observation exacte d'un assez
grand nombre de faits, dont le principal est l'an-
timilitarisme en France avant la Grande Guerre,
et le péril demeure sérieux chez nous, même
pendant la guerre ; il faut le voir pour le con-
jurer, ce qui est parfaitement possible. 11 faudra
se rendre compte que le système militaire alle-
mand et le système militaire français, apparem-
ment les mêmes, sont mus par des doctrines gé-
nérales absolument opposées.
Le système allemand fonctionne pour assurer
l'offensive d'un peuple contre les autres.
Le système français ne fonctionne que pour
assurer la défense d'un peuple contre des agres-
sions indéterminées.
Le premier soulève des espérances, des appé-
tits individuels considérables qui compensent
chez les soldats les sacrifices consentis, et il favo-
rise au plus haut degré la cohésion des armées.
Le second ne laisse aux soldats qu'une satisfac-
tion morale très fragile, ne donne aux sacrifices
aucune compensation prochaine et entraîne à la
discussion du devoir militaire même ceuJT qui
102 LE CHEVAL DE TROIE
comparent les avantages individuels aux sacrifices
consentis.
Qui ne se rendra compte de cette profonde dif-
férence ne comprendra rien à la guerre et sera
dans l'impossibilité de faire une reforme utile.
Mais il faut remonter aux idées pour comprendre
ces différences.
Si Rousseau et Kant sont aux origines philoso-
phiques du système d'idées qui ont entraîné l'Eu-
rope au service militaire obligatoire, les idées
roussiennes et kantiennes ont eu un développe-
ment tout à fait différent en Allemagne et en
France.
En France, l'idée de la souveraineté populaire
et celle du devoir, jointes à l'idée du progrès in-
défini, se développent parallèlement et dans le
sens de leur logique, de la raison universelle,, si
l'on peut dire. Le citoyen devient roi, à qui sa
position éminente commande la pure défense non
point tant du pays que de sa qualité d'être indé-
pendant. Son devoir militaire n'est conçu que
comme une défense individuelle, non pas de ses
biens, mais d'un bien moral diversement inter-
prété, mais bien strictement individuel. Que l'on
y songe sérieusement, c'est la doctrine officielle,
LES IDÉES ET L'ORGANISÀtlON DE l'aRMÉE lOli
avant la guerre, au nom de quoi on requiert le
service militaire de chaque citoyen '.
1. Je ne veux pas alourdir ce livre de citations et de notes.
Je m'adresse à des Français connaissant l'histoire des idées en
Europe. Mais je dois rappeler ici des textes qui montrent que
l'analyse que je fais est rigoureusement exacte. Aux environs
de 1900, l'enseignement officiel était arrivé au point extrême
que j'indique. Voici ce qu'enseignaient aux Français des per-
sonnages considérables de l'enseignement, qui exprimaient les
idées ofliciclles :
« Les Français ont pris l'engagement de se gouverner sans
maUres... de ne s'exposer dans aucun cas à redevenir des es-
claves ou des sujets... Si les rois de l'Europe voulaient enva-
hir, asservir, démembrer la République française... nous sau-
rions nous faire tuer pour ne pas redevenir esclaves, pour
conserver le droit de vivre en nation indépendante et libre, en
société fraternelle d'hommes raisonnables. »Geci est de M. Au-
lard (Manuel d'Instruction civique).
« Servir sa patrie, ce n'est pas seulement être soldat et aller
se battre. Ce patriotisme-là n'est que l'exception: les occasions
sont rares aujourd'hui, heureusement, d'aller se faire tuer dans
les batailles... Mais il y a Cent autres manières de servir son
pays... Il y a surtout (le patriotisme) de l'homme courageux
qui se fait le défenseur des bonnes causes, du di'oit, des lois,
des libertés. Ce fut le patriotisme de Hugo, de Quinet, de
Charras, de tous ceux qui, en décembre 1851, défendirent la
République contre son meurtrier...
« Ce qui fait la patrie... C'est avant tout la volonté de vivre
ensemble librement, de s'appartenir à soi-nicmc, de ne pas su-
bir la domination ou l'autorité d'un peuple voisin. Là où
n'existe plus cet accord des volontés libres, il n'y a plus de pa-
trie. » Ceci est de Prirtiaire(A/artuei(i'.Educ3<t'oa»iora/e, pp.115-
121).
Mais voici de M. Payot, recteur de l'Académie d'Aix :
« Non I je ne puis accepter d'être un meurtrier, ou de ne
mourir que pour un bien qui ait une valeur supérieure à la vie,
pour un devoir moral plus impérieux que le devoir moral essen-
104 LE CHEVAL DE TROIE
Une telle doctrine est exclusivement défensive.
Lorsqu'elle est appliquée au cours d'une guerre,
elle est de valeur militaire nulle. Elle rend très
difficile l'application de la discipline militaire, et
elle interdit toute compensation au soldat. Dans
tiel de respecter la vie d'aulrui ; or ce qui a une vaK^ur hors
de pair, c'est ce qui est le fondement môme de tous mes de-
voirs moraux, la raison d'être de la civilisation : c'est le droit
d'être un homme libre ; c'est le droit de garder intacte ma di-
gnité de citoyen ; c'est le droit d'aller et de venir comme je le
veux dans mon pays ; de ne prélever sur mon travail que
l'impôt que j'ai consenti ; de parler ma langue librement ; de
ne recevoir la loi d'aucun despote, homme ou nation de proie.
La moindre atteinte à ma dignité d'homme libre m'est intolé-
rable : plutôt mourir que de l'accepter. » {Cours de Morale
pp. 174-175.)
Un bien moral individuel : aucune notion de bien moral col-
lectif, ni de bien matériel collectif, ni de coutumes, ni d'his-
toire. Bref, « le devoir », livré à l'interprétation individuelle,
l'anarchie. Voilà le mélange de Rousseau et de Kant que l'on
enseignait dans les écoles françaises de 1902 à 1914 ; que l'on
enseigne encore aujourd'hui, après trois ans de guerre. Je ne
puis me retenir de faire observer combien ces idées, qui ne font
aucune distinction entre Napoléon III et Guillaume II, sont
dangereuses, combien elles sont inconciliables avec la servi-
tude militaire que nous subissons depuis trois ans. Si on les
enseignait dans les tranchées, le front ne tiendrait pas trois
mois ; combien de soldats, qui n'ont aujourd'hui que le droit
d'aller et venir dans leur tranchée, réclameraient» le droit d'al-
ler et de venir comme ils le veulent dans leur pays « 1 Je sais
que ces messieurs ne sont pas de mauvaises gens, ni de mau-
vais Français. Mais ils enseignent des idées fausses, qui nous
mettent en péril, car elles sont propres à ouvrir noire front
aux armées du « despote » et de la « nation de proie. »
LES IDÉKS ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 105
une longue guerre, elle fonctionne absolument au
rebours des intérêts de la nation. Le soldat qui
l'examine constate que son long sacrifice ne lui
vaudra qu'une simple satisfaction morale bien
discutable ; aucune espérance de récupération
quelconque ne lui est offerte. 11 est évident que de
telles conditions psychologiques sont absolument
défavorables à la poursuite de la guerre. Pour
une courte campagne, passe. Pour une longue, très
longue guerre, il est inconcevable que le soldat
puisse consentir à la privation de sa liberté, de
tous ses droits d'être indépendant pendant la
guerre pour conserver cette liberté, ces droits
dont il ne jouira peut-être pas.
En Allemagne, au contraire, les idées roussien-
nes et kantiennes ont eu un développement histo-
rique, ou si Ton préfère, un développement lo-
gique dans un cadre historique. L'idée roussienne,
qui surexcitait l'idée germanique, Tidée kantienne
qui imposait aux citoyens un devoir, ont servi la
croissance de l'Etat prussien. Avec Fichte, avec
Hegel, l'incorporation est totale, et l'expansion des
idées sur le progrès indéfini ne fait que la forti-
fier. Le peuple allemand doit être uni et puis-
sant parce que son moi est en quelque sorte le
106 LE CHEVAL DE TROIE
moyen d'expresssion du moi universel ; l'Etat
prussien étant le moyen de réalisation de l'idée
universelle, tout Allemand doit servir l'Etat, afin
que TEtat donne au monde entier le bénéfice de
cette amélioration dont le moi allemand contient
le principe.
11 y a bien sacrifice de l'individu à l'Etat. Mais
(Jtlelle diffétence avec le sacrifice du soldat fran-
çais ! Et d'abord, c'est une pensée offensive ; il
s'agit de conquérir le monde (c'est pour le bien
du monde, mais c'est une conquête, avec tous les
avantages qu'une armée peut attendre dune con-
quête).
Et en second lieu, c'est une promesse de très
grandbénéfîce individuel. Pour le bien du monde,
le soldat allemand recueillera personnellenient
les bénéfices matériels de la guerre. Dans les pays
conquis, il sera roi. A chaque Allemand est pro-
mis un morceau du monde, non un morceau moral,
mais un morceau matériel, avec, en outre, cette
immense satisfaction de savoir qu'en prenant ce
morceau il agit pour le plus grand bien de la
plus haute civilisation qui doit se réaliser sous
le commandement des seuls Allemands !
Que l'on prenne bien garde à cette énorme dif-
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 107
férence : de mêmes idées philosophiques, trans-
formées sur des plans différents^ ont fait des bel-
ligérants deux groupes mus par des forces
psychologiques tout à fait disproportionnées. Des
Vosges à la mer du Nord, deux groupes d'hom-
mes se contiennent depuis trois ans :
le Français pensant que la guerre ne peut que
lui conserver la royauté sur lui-même^ s'il ne
perd pas la vie ;
l'Allemand pensant que Id guerre lui permet-
tra iV acquérir la toyauté sur tous les non- Alle-
mands.
Ce jeu vaut le risque et cela explique cette ar-
deur (^ue conserveht les troupes allemandes. Gela
explique également pourquoi les armées alle-
mandes souffrent moins que les nôtres des prin-
cipes absurdes de l'organisation militaire moderne.
11 ne m'appartient pas de dire, et je ne veux pas
dire quels inconvénients découlent de cette orga-
nisation pour nos armées. C'est peu de parler
d'inconvénients quand il s'agit de périls. Mais ces
périls sont connus. Ils ont été conjurés jUsq[u'ici
par le solide fonds guerrier héréditaire que pos-
sèdent les Français. Mais ce fonds d'est pas iné-
puisable. 11 s'agit de prévoir le moment où, ces
108 LE CHEVAL DE TROIE
réserves étant épuisées par la longue durée de la
guerre, les principes de l'organisation militaire
joueraient complètement contre nos armées si
nous ne les compensons pas par une force nou-
velle, qui nous donnera un nouvel ascendant sur
les détestables pourceaux qui prétendent à l'Em-
pire du monde.
Encore un coup, et par une voie nouvelle, nous
aboutissons à rechercher les moyens d'offrir au
soldat français un but de guerre qui satisfasse
ses intérêts privés. C'est le seul moyen de servir
l'intérêt général et d'empêcher que nos forces
militaires ne soient dissociées par les principes
absurdes au nom desquels on les a réunis '.
Les démocrates qui président à nos destinées,
s'ils jugent ces moyens peu démocratiques, seront
sages de se rappeler que les armées qui ont ré-
pandu la démocratie dans le monde, si elles lut-
taient ou croyaient ou disaient lutter pour la
1. Ajoutons que c'est indispensable à d'autres points de vue.
La nation a besoin de récupérer des travailleurs, de plus en
plus nombreux. Plus l'on soustraira de travailleurs à l'impôt
du sang, plus les compensations devront être accrues pour les
mobilisés qui demeureront aux armées, simplement parce qu'ils
ne sont ni métallurgistes, ni indispensables à quelque service
national, municipal, ou privé de l'arrière. La compensation, il
faut le répéter, est en Allemagne et non ailleurs .
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE lOU
liberté, ne négligeaient pas les biens de la terre
dans leurs courses eu Europe. C'était un puissant
ressort, plus puissant que l'amour de la liberté.
On peut commencer une campagne en sabots,
mais avec l'espérance de gagner de bonnes et
solides chaussures. Et je vous assure que vous
seriez mal reçus si, au lendemain d'une forte
attaque, vous veniez nous faire des discours sur
notre bien moral au lieu de nous apporter le pain
blanc, le bon vin et la paille fraîche dont nous
avons besoin.
II. — PRINCIPES DE l'0RGANIS4TI0N mIlITAIRE
LE SOCIALISME AUTORITAIRE
Voilà pour la force morale de la natiou armée.
Passons à l'organisation intérieure de cette armée
cgalitaire. Considérons l'utilisation des vies hu-
maines, des forces humaines et de cet immense
matériel qui suit les armées. Les défauts, les
vices du système, sont apparus à de nombreux
observateurs qui ont eu l'occasion de constater
l'invraisemblable gaspillage des armées, à tous
les points de vue. Mais je ne crois pas que Von
se soit rendu compte que la cause de ce prodigieux
gaspillage réside da?is le principe animaiit l'or-
ganisation de Varmée moderne, principe qui est
tout bonnement celui du socialisme communiste.
La vérité est que l'armée est un organisme so-
cialisé, pénétré (et conservé!) par une hiérarchie
solide, par une discipline traditionnelle qui dis-
pose de moyens efficaces, mais parfaitement so-
LES IDÉES El l'organisation DE l'ARMÉE lU
cialiste dans l'utilisation des forcps, des biens et
du matériel. Quand on se rend compte de cette
singularité, qui nous vient de la philosophie ré-
gnante au \w siècle, on comprend pourquoi les
hommes sont si souvent ma| employés, et les res-
sources gaspillées, et quiconque a vu les ressorts
de ce système est à tout jamais dégoûté du socia-
lisme; on voit, de ses yeux, et non plus par le
raisonnement, combien ce système d'administra-
tion et de travail est ruineux, inférieur en rendie-
ment à tout système capitaliste ou féodal, et, par
surcroît, funeste pour le citoyen dp pondition or-
dinaire pour lequel on le dit inventé. 11 a été
heureusement corrigé par l'arbitraire des officiers
de tout grade, mais cet jarbitraire ne peut s'pxer-
cer que sur des détails, non sur l'ensemble, et
c'est en somme up paoyen qu'il est préférable de
ne pas transformer en institution.
Oui, l'armée est un organisme socialiste. Pre-
mièrement, les soldats sont à la collectivité, à la
France ; ils ne disposent plus de Jeur liberté pour
l'emploi de leur force ; pour le coinbat comme
pour le travail, comme pour n'imporfe quelle
tâche ou corvée, l'aptitude du soldat est déter-
minée non par ses goûts ou les aptitudes qu'il se
112 LE CHEVAL DE TROIE
connaît, mais par uq supérieur quelconque. Ce
qui appartient au soldat appartient à l'Etat,
armes, vêtements, et presque tous objets dusage
individuel ; Talimentalion est assurée par l'Etat ;
tous les services, soins du corps, soins de l'esprit,
correspondance, transports, sont gratuits, à la
charge de l'Etat.
En résumé, tout est à tous, le principe régnant
étant, à chacun selon ses besoins dans les limites
définies par les règlements, — de chacun selon
ses forces, — rémunération égale dans chaque
catégorie, quelle que soit la qualité dans le tra-
vail ou la quantité dans le rendement. Et le sys-
tème suppose que chacun fait son « devoir » loya-
lement, totalement, et que chacun est animé par
un égal souci d'utiliser judicieusement les biens
de la collectivité, qui sont à tous. Avec ce sys-
tème, qui est du beau socialisme communiste, on
aboutit à ce prodigieux gaspillage que tout le
monde connaît et à l'écrasement de cet héroïque
« Poilu » que tout le monde loue et dont peu de
personnes savent que les privations sont forte-
ment aggravées par ce système imbécile.
Je me hâte de dire que le système ne nuit pas
au combat. L'armée, parce qu'elle demeure do-
LES IDÉES ET L'ORGANISATION DE l'ARMÉE 113
mince par sa hiérarchie traditionnelle, parce
qu'elle demeure mue par ce sentiment de l'hon-
neur qui est si vif et si profond chez les Français,
l'armée française est restée un merveilleux ins-
trument de combat, et c'est à ses institutions
traditionnelles que l'on doit la transformation de
tous les Français en combattants de premier
ordre. Au combat, au combat proprement dit, ce
système socialiste que j'ai décrit ne compte plus.
L'impérieuse nécessité rend toute sa valeur au
cadre, à la discipline, et à l'honneur. Les égali-
taires peuvent faire, au repos, des plaisanteries
sur le prix pour lequel un soldat meurt. Au com-
bat, tout cela tombe. 11 y a la tradition ; il y a la
discipline, il y a le service, il y a surtout l'hon-
neur.
Contrairement à ce que l'on a trop raconté à
l'arrière, les soldats ne sont pas impatients d'al-
ler au combat. Quand on les y envoie, ils y vont,
parce qu'ils sont à ce moment-là saisis par la
volonté française, qui s'empare d'eux, et par le
commandement. Quand ils y sont, la discipline
continue de jouer, l'exemple du chef les en-
traîne, mais le plus grand excitateur de l'armée,
c'est alors ce profond sentiment de l'honneur, si
Cheval de Troie. U
114 LE CHEVAL DE TROIE
fortement cultivé en France, depuis des siècles,
dans la famille, dans la rue, à l'école ou à l'atelier.
11 n'y a pire injure pour un Français que d'être
nommé capon ou lâche par ses pairs, par ses ca-
marades. Ce trait du caractère national, qui fait
les grands peuples militaires, et qui est si pro-
noncé chez nous, est la grande ressource de l'ar-
mée. Le Français est un des premiers combattants
du monde parce que, pour lui, le suprême hon-
neur, devant ses camarades, ses égaux, consiste à
dominer la peur physique, à culbuter l'ennemi,
comme la suprême honte est de subir la peur et
de fuir. Avec ces sentiments, également vivants
dans toutes les classes françaises, et qui, au mo-
ment du combat, dominent toutes considérations
sur la disproportion entre le sacrifice consenti et
la récompense individuelle, et tous raisonnements
sur la légitimité ou l'illégitimité de la guerre,
l'armée nationale, soutenue par les anciennes ins-
titutions militaires des cadres et par la discipline
traditionnelle, est devenue et demeure un instru-
ment de combat de premier ordre *.
1. Toutefois, il convient d'indiquer combien ce système
d'armée nationale est peu favorable à l'économie d'hommes,
dans toutes les armées. Ce système, où le recrutement de
LES IDÉKS ET l'oRGANMSATION DE l'aRMÉE 115
Mais on conçoit bien que ce goût de Flionncur,
qui joue pour le combat parce qu'il est en somme
une affirmation de l'individu, ne peut avoir aucune
influence hors du combat, dans les tâches mul-
tiples qui ont été imposées à l'homme de troupe
dans cette longue guerre arrêtée sur des positions
retranchées. Les mobiles de l'homme au combat
proprement dit sont l'honneur, le goût de la
gloire, un certain nombre d'instincts guerriers,
et, accessoirement y l'intérêt individuel (qui sera
satisfait par les* profits du combat). Pour le tra-
vail, les mobiles de l'homme sont, au premier
rang, l'intérêt individuel, l'appât du gain, le désir
de l'amélioration matérielle de son sort, et ac-
cessoirement ^ un certain sens de l'honneur pro-
fessionnel, et la loyauté dans l'accomplissement.
Or, dans ce régime de communisme qui s'est
l'homme est gratuit, est infiniment plus coûteux pour une na-
tion que le recrutement onéreux. Il fait perdre de vue à tous,
chefs civils ou militaires, le prix matériel de la vie d'un homme ;
il ne lui laisse que le sentiment du prix moral de cette exis-
tence. Ne nous faisons pas d'illusions : ce sentiment est bien
moins efficace que l'intérêt. Quand des chefs, quand l'Etat sa-
vent que le recrutement d'un soldat leur impose une dépense
élevée, il se crée un état d'esprit qui porte les chefs civils et
militaires à être ménagers de la vie des hommes. Avec le re-
crutement gratuit, nul n'est animé de cet esprit, et l'armée na-
tionale dévore les citoyens d'une nation.
116 LE CHEVAL DE TROIE
imposé aux armées (sans qu'on le veuille, sans
que personne y ait jamais pensé nettement), on
fait travailler Ihomme, le Français militarisé, uni-
quement au nom du devoir, de la loyauté et au
nom de principes militaires totalement inappli-
cables dans cet ordre. Gela aurait pu fonctionner
pendant une courte guerre, pour les travaux de
fortification de campagne qui font eu quelque
sorte partie du combat, parce que, dans ces tra-
vaux, le sentiment de l'intérêt individuel joue (en
ce qui concerne la sécurité personbelle); mais cela
ne joue plus pour ces immenses travaux de l'ar-
rière qui sont d'intérêt général.
Et là, pour l'homme, pour le soldat travailleur,
aucun intérêt individuel n'est satisfait. Il travaille
pour la communauté, et qu'il travaille bien ou
mal, il aura la même situation : il est habillé, il
est logé (Dieu sait comme !), il est nourri (sans *
luxe) et il reçoit cinq sous par jour. Il se regarde
comme un homme qui fournit dix heures de tra-
vail, dimanches et fêtes, contre un salaire de vingt-
cinq centimes, et qui travaillant peu ou prou, ne
verra son salaire ni diminuer ni augmenter. Ne
cherchez pas ailleurs la cause du mauvais ren-
dement de la main-d'œuvre militaire. Avec ce
LES IDÉES ET L'ORGANISATlOfl DE l' ARMÉE 117
système, il est bien évident que Ton ne peut ob-
tenir un rendement sérieux.
Mauvais rendement, et travail extrêmement
coûteux. L'intérêt individuel manquant, il faut
bien le remplacer par une contrainte quelconque :
la contrainte, c'est la surveillance permanente et
multiple. Pour le moindre chantier, il faut un
sous-officier, et pour surveiller les sous-officiers,
il faut dos officiers subalternes, et pour surveil-
ler les officiers subalternes, il faut des inspec-
teurs. Aucune entreprise privée ne pourrait sup-
porter de pareils frais de surveillance, qui sont
indispensables pour les chantiers militaires.
Ajoutez à cela que, dans de telles conditions
de travail, tous les malins, les débrouillards es-
saient d'échapper à ce qui est pour eux une sim-
ple corvée. Et ils essaient d'y échapper non pas
pour ne rien faire, mais pour faire quelque tra-
vail qui leur vaudra un profit matériel : travaux
pour quelques civils, travaux pour les officiers,
les sous-officiers ou les hommes, fabrication
d'objets de guerre, toutes occupations qui leur
valent un vrai salaire ou un pourboire, ou un litre
ou deux de vin.
Ajoutez encore que, sur cent hommes, il y en
118 LE CHEVAL DE TROIE
a au plus la moitié qui ont une véritable habileté
dans la tâche qui leur est donnée, et un ou deux
surveillants sur dix qui possèdent les connaissan-
ces techniques nécessaires.
Et maintenant, chiffrez les résultats :
Soit une compagnie à l'elTectif de cent quatre-
vingt et quelques hommes, cadre compris, et dont
l'effectif vrai ne dépasse guère cent-soixante. Si
vous pouvez mobiliser chaque jour, pour le tra-
vail, cent à cent dix hommes, vous pounrcz vous
estimer habile à débusquer les embusqués et les
faux malades. Mettez, pour le mieux : cent tra-
vailleurs, dix sous-officiers, deux officiers surveil-
lants. Gela coûte quotidiennement à l'Etat toutes
les dépenses de la compagnie :
Surveillance, environ 120 francs
Travailleurs, — 850 francs
Ce qui vous donne une dépense pas très éloi-
gnée de 1.000 francs par jour pour la compagnie.
Or ces cent travailleurs, travaillant dans les
conditions dites, fournissent au plus le rendement
de quarante travailleurs libres. Et cette équipe
de quarante travailleurs libres, dirigée par deux
conducteurs, qui ne seraient pas de simples sur-
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 119
veillants, mais des organisateurs de travail, tra-
vaillant eux-mêmes, eût coûté, avec de bons
salaires de dix à douze francs, un peu plus de
cinq cents francs par jour.
Perte sèche pour l'Ktat : cinq cents francs par
jour et par compagnie. Et nous mettons les choses
au mieux, et nous ne tenons pas compte des frais
entraînés par les malfaçons, le gaspillage de ma-
tériaux et d'outils, inévitables avec cette main-
d'œuvre et cette direction de travaux mal quali-
fiées, ni des frais entraînés par les inspections, par
la surveillance des bureaux constitués pour diri-
ger, contrôler, centraliser les travaux d'une région,
ni des innombrables journées de travail perdues
par les déplacements de groupes de travailleurs
provoqués par les erreurs de quelque bureau où
la notion du prix de revient, des frais généraux
n'existe pas et ne peut exister.
Perte pour la nation: la perte sèche susdite de
l'Etat, à quoi il faut ajouter les pertes inévaluables
que nous venons d'indiquer, et les pertes immen-
ses résultant de la mobilisation inutile d'hommes
qui eussent rendu d'énormes services au pays
dans leurs travaux, leurs emplois ou leurs entre-
prises de la vie civile. Si nous essayions de chif-
120 LE CHEVAL DE TROIE
frer, il faudrait multiplier par cinq au moins ce
chiffre de cinq cents francs que je donne plus haut
comme un minimum de perte.
Voilà ce qu'il en coûte à l'Etat, à la France,
pour avoir donné aux services de l'armée une
sorte de régime socialiste communiste. Il n'y a
rien de plus coûteux que cette organisation où nul,
à quelque degré de la hiérarchie qu'il se trouve,
n'est intéressé hiatériellement à la bonne exécu-
tion des travaux, à l'économie de la main-d'œuvre,
du temps, de l'outillage, des matériaux ; où nul
ne peut être averti, par son intérêt personnel, par
la perte de son bien propre ou de son gain, que
son travail est mal organisé ; où tout le monde
perd la. notion du ])rix des choses, du prix du
temps, du prix des hommes, et où tous sentent
se dissoudre leur volonté de mieux faire, leur
esprit d'initiative, leur ardeur au travail parce
qu'il n'y a presque rien à gagner à les manifester.
Qui a vu fonctionner cet organisme est éclairé par
les faits sur le socialisme*. Ce mode de production
1. Encore ce socialisme dans le travail aux armées est-il
maintenu à un certain degré de rendement par une forte hié-
rarchie et une discipline qui dispose de moyens de coercition
assez puissants.
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE f/aRMÉK 1^1
aboutit à une production de qualité inférieure et
grève la production de charges_.improductives, de
frais généraux énormes, qu'aucun autre mode de
production ne connaît, et qui dépassent très large-
ment les plus larges profits capitalistes. Ruineux
pour la nation, et ne satisfaisant personne, ni les
chefs, qui perdent leur temps et leurs efforts, ni
les travailleurs, à qui il ne procure aucun avan-
tage matériel.
Qui a vu ces compagnies de travailleurs, dont
la moitié sont étrangers au travail qu'ils font,
besogner lentement en pensant qu'ils en feront
toujours assez pour leurs cinq sous ; qui a vu leurs
surveillants, sous-offîciers et officiers, instituteurs,
avocats, commerçants, diriger ces travaux, en
pensant qu'un conducteur qualifié remplacerait
avantageusement dix d'entre eux et que chacun
d'eux rendrait dix fois plus de services à la France
et à sa famille dans l'exercice de sa profession :
qui a vu ce spectacle, qui se renouvelle à chaque
pas que l'on fait dans la zone des étapes, sait quel
gaspillage nous faisons de nos propres forces.
Mais où sont les coupables ? les responsables ?
qui nous a donné cette organisation absurde -et
ruineuse ? Personne ne l'a voulue. Personne n'a
122 LE CHEVAL DE TROIE
voulu, consciemment, organiser le travail des
armées contre tout bon sens. Les coupables, les
responsables, ce sont les idées maîtresses au
XTx' siècle, ce faux rationalisme qui ignore les
différences entre les hommes et entre les fonc-
tions, qui a conçu l'armée non comme un orga-
nisme spécialisé, mais comme une réunion de tous
les hommes valides accomplissant également leur
« devoir » envers la patrie. Les coupables, si l'on
veut leur donner des noms, disons que c'est Rous-
seau et Kant. Ce sont leurs doctrines, pénétrant,
sans même que l'on s'en rendît compte, dans les
conseils militaires et civils de l'Etat, qui nous ont
donné une organisation militaire absolument
indigne d'une nation civilisée et conçue tout à
fait à l'envers.
On a admis que tous les Français devraient le
service militaire à la nation et que, du jour où ils
entraient aux armées, ils devraient être égale-
ment aptes à toutes les tâches de la guerre. Et
l'on a admis du même coup qu'ils rempliraient
leur « devoir » dans toutes ces tâches, avec un
égal esprit de sacrifice. Avec ces principes, bons
pour des peuples primitifs, sans industrie, sans
culture, admirez la méthode d'organisation par
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE L^ARMÉE 123
laquelle on désorganise la nation sans organiser
l'armée :
On prend d'abord tous les citoyens valides et on
les verse pèle- mêle dans l'armée sans les distin-
guer autrement que par Fâge, le poids, la taille.
Avec cela, on fait, en temps de paix, une armée
sans aucune communication avec la vie industrielle
de la nation *.
En temps de guerre, lorsque les nécessités
imposent une extrême diversité de tâches, alors,
alors seulement on transforme tous ces citoyens-
soldats en terrassiers, cantonniers, maçons, char-
pentiers, conducteurs, chauffeurs, électriciens,
comptables, etc. Mais la récupération des profes-
sionnels n'est plus, à ce moment-là, chose aisée ;
elle est troublée par la dispersion des techni-
ciens, par la mauvaise volonté de chefs qui veu-
lent conserver leurs effectifs ou leurs hommes de
métier ; par les fausses déclarations des hommes
qui veulent s'embusquer.
Mais une méthode rationnelle, digne d'une so-
ciété civilisée, eût assuré l'opération inverse, et
l'eût conduite rationnellement :
1. C'est une desraisons de l'étonnante difficulté qu'ont éprou-
vée beaucoup de chefs militaires à appliquer ou à faire appli-
quer le» méthodes industrielles dans les travaux militaires.
124 LE CHEVAL DE TROIE
On aurait d'abord prévu l'importance des ser-
vices techniques des armées en temps de paix et
en temps de guerre ; on aurait recruté les Fran-
çais par catégories professionnelles. Chaque corpo-
ration aurait fourni, par région, un nombre déter-
miné de combattants, un nombre déterminé de
professionnels pour les services du front, des
étapes, ou de l'arrière, et l'on aurait laissé à
leurs libres occupations un certain nombre de
bons spécialistes, pour entretenir la vie de chaque
corps de métier. Enfin, on eût organisé le travail
non sur la notion du devoir, mais sur celle de
l'intérêt, et les services eussent fonctionne à l'en-
treprise, avec des entrepreneurs militarisés, en-
gageant leurs capitaux, ou répondant de ceux qui
leur eussent été confiés, et travaillant avec des
compagnies de travailleurs intéressés. Dans les
cas où l'entreprise est impossible, on aurait orga-
nisé les primes pour le rendement, l'écono-
mie, etc.
Bref, tout ce qui n'est pas rigoureusement mi-
litaire aurait été organisé industriellement et,
ajoutons-le, par les méthodes de l'entreprise con-
trôlée, de la régie intéressée ou encore du simple
capitalisme (mais du capitalisme soumis à cer-
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 125
taines charges touchant les salaires, afin de rendre
impossible les abus et, par voie de conséquence,
les grèves), tous systèmes dont le moins bon vaut
dix fois mieux que ce socialisme militaire qui,
bien qu'il n'assure aux chefs qu'un profit déri-
soire, aux travailleurs des salaires de famine et
des conditions de travail détestables, se trouve
être le plus coûteux de tous les modes de pro-
duction.
En somme, tant que l'on n'aura pas organisé
le travail aux armées selon les principes de l'éco-
nomie générale, tant que l'on n'aura pas inté-
ressé les travailleurs et leurs chefs, par un profit
personnel, au bon rendement, à l'économie du
temps et des matériaux, on n'obtiendra que des
résultats insuffisants, et l'on ne sortira point de
la mauvaise utilisation des forces. Que des entre-
preneurs s'enrichissent, que des ouvriers gagnent
de hauts salaires par cette transformation des mé-
thodes de travail de l'armée, c'est de quoi nous
aurons à nous féliciter, car ce sera une économie,
et une énorme économie pour la nation.
On sait, au reste, que le gouvernement est entré
dans cette voie heureuse au cours de l'été de 1917.
Nous ignorons à qui est due l'initiative de ce que
126 LE CHEVAL DE TROIE
l'on a appelé «. l'inrliistrialisation » des travaux
de l'armée. Civile ou militaire, cette initiative est
excellente. Mais on fera bien de considérer qu'il
s'agit là non d'une réforme locale, accidentelle,
mais d'une réforme générale dominée par cette
question de principes que nous venons d'exami-
ner. Il faut rejeter partout la méthode du travail
désintéressé, du travail sans profit immédiat cour
l'exécutant et le chef '.
Pour servir l'intérêt général, il faut placer ou
laisser se placer, à chaque point où un homme
1. On peut se demander si la conscience de cette nécessité
est claire chez tous les chefs civils et militaires lorsque l'on
voit que, au moment même où l'on « industrialise » les travaux
de l'arrière, on « désindustrialise », on désintéresse certains
services qui fonctionnaient très bien jusqu'ici. Il y a dans
l'armée quelques survivances d'un temps où les chefs militaires,
sachant ce qu'est le travail, l'organisaient sur la base de l'inté-
rêt. Ainsi dans les troupes montées, le maréchal-ferrant est-
il une sorte d'entrepreneur qui achète ses matériaux et tra-
vaille, à son profit, pour son escadron ; résultat: travail rapide,
bien fait, pas de gaspillage, économie pour l'Etat. Or il est ques-
tion de supprimer ces avantages du maréchal-ferrant, déjà sup-
primés dans certaines batteries d'artillerie. Raison : le maré-
chal-ferrant gagnait de l'argent et excitait des jalousies. Mais
lorsqu'il travaillera gratuitement, aura-t-on le même rendement,
la même qualité de travail, la même économie? Le travail de-
venu corvée, le maréchal-ferrant et ses aides « tireront au
flanc », et gaspilleront les matériaux que leur fournira l'Etat.
Perte pour tout le monde. C'est précisément ce qu'il s'agirait
d'éviter.
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE L^ARMÉE 127
commande à d'autres hommes, à chaque point
où un homme a du pouvoir sur les choses, un
intérêt particulier. C'est le principal secret de
l'organisation.
Les esprits gavés de Kant et de Marx n'enten-
dront jamais ces raisonnements qu'impose l'ex-
périence. En juillet 1917, au moment où tout le
monde constate le gaspillage, les pertes énormes
qu'entraînent les méthodes du collectivisme mili-
taire, la Confédération générale du travail, déli-
bérant sur une question qui, en somme, ne l'inté-
resse pas, déclare solennellement que son comité :
« S'oppose à toute concession minière nou-
velle... considérant que cela est contraire aux
engagements pris par le Gouvernement qui de ce
fait aliène au profit d'intérêts particuliers une
partie du domaine public...
« La seule politique admise dans les circons-
tances présentes est celle qui fera faire retour à
la nation de toutes les propriétés nationales et
qui développera dans le sens de l'intérêt général
et sous le contrôle de la collectivité toutes les ri-
chesses nouvelles pouvant être exploitables.
« Toute autre politique ne saurait être qu'une
politique d'enrichissement individuel et derenfor-
128 LE CHEVAL DE TROIE
cernent des privilèges capitalistes, contre laquelle
la classe ouvrière aurait le devoir de se dres-
ser. »
Il est bien regrettable que les membres du
Comité Confédéral aient été tenus éloignés des
armées. Ils ignorent que leurs principes y sont
appliqués sur une large échelle. Là, théorique-
ment, il n'y a que le commandement de l'intérêt
général, rien n'est aliéné au profit d'intérêts par-
ticuliers ; il n'y a pas d'enrichissement individuel
ni de privilèges capitalistes et toutes choses sont
sous le contrôle de la collectivité. C'est précisé-
ment pourquoi le travail est de qualité si infé-
rieure et le gaspillage si grand. Ces Messieurs
croient-ils que la classe ouvrière (dont ils pensent
défendre les intérêts) trouve un bénéfice quelcon-
que à ce régime ? Hélas ! aucun, aucun, aucun.
Les victimes de ce régime, répétons-le, c'est la
nation et ce sont les travailleurs. Ces Messieurs
du Comité confédéral le comprendront-ils lors-
qu'ils se rendront bien compte de ce que signifie
le tableau que je replace sous leurs yeux :
Le travail d'unejournée d'une compagnie de tra-
vailleurs militaires coûte mille francs à la nation ;
chaque travailleur ayant un gain de 5 francs à
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 129
6 francs dont cinq sous en espèces et le reste en
vêtements, nourriture et logement.
Le même travail, assuré par un entrepreneur,
coûterait au plus six cents francs ;
l'entrepreneur ayant un bénéfice de dix pour
cent ;
les conducteurs étant mieux payés que des offi-
ciers ;
les travailleurs gagnant dix à douze francs
par jour.
Qui est victime, avec le premier système ? la
nation et les travailleurs : la collectivité et tous
les intérêts privés.
Je voudrais montrer aux défenseurs de la classe
ouvrière et, en même temps, à tous, que ce système
assure de tous côtés une fameuse misère au sim-
ple citoyen, qui, dans l'espèce, est le soldat de
deuxième classe. Mais auparavant nous allons
considérer l'exploitation des richesses, c'est-à-dire
l'utilisation du matériel et des objets d'habille-
ment et d'équipement.
Aux armées, tout est sous le contrôle de la
collectivité. Voilà qui est conforme aux désirs de
nos socialistes. Eh bien I qu'ils le sachent donc,
c'est la grande cause du^gaspillage. La coUecti-
Cheval de Troie 9
130 LE CHEVAL DE TROIE
vite, qui est tine pure abstraction, n'a de cons-
cience que par les parlementaires et n'a d'yeux
que par le caporal, le sergent, les officiers de tous
grades et de toutes armes, c'est-à-dire par toutes
sortes de personnes qui touchent régulièrement
leur prêt, leur solde ou leur traitement, que les
affaires de la collectivité soient* bien faites ou
non.
Quand uq bien de la collectivité est détourné
ou gaspillé, l'un quelconque de ses délégués
perd-il personnellement quelque chose, l'un de
ses délégués souffre-t-il dans son intérêt person-
nel ? Mon Dieu, le meilleur des délégués dans
ce cas n'éprouve qu'une peine toute morale, mais
il ne se sent pas plus pauvre (et le pire des délé-
gués se trouve plus riche dans le même cas).
Aussi bien, dans ce collectivisme des armées, le
gaspillage est-il la loi générale — le gaspillage
et souvent quelque chose de pis. Tout le monde le
constate, tout le monde s'en plaint, du troupier
au parlementaire; mais le gaspillage continue,
malgré tous les efforts que l'on fait pour le ré-
duire. Nul n'étant intéressé, par un profit person-
nel, à le combattre, il n'y a guère qu'un très petit
nombre d'hommes d'une valeur morale hors de
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 131
pair qui s'y opposent. Ai-jc besoin de dire que
l'action de ces hommes est peu efficace ?
Lulilisation du matériel. — Tout étant gratuit,
tout le monde perd la notion du prix de revient,
et bien que l'on travaille pour la collectivité, cha-
cun travaille pour soi ; chaque groupe est animé
d'un égoïsme naturel extrêmement vif, qui le
pousse à prendre le plus possible des biens col-
lectifs. Voilà deux phénomènes bien naturels, et
si l'on en avait tenu compte, on aurait eu moins
de déboires. Mais, comme tout le système est
fondé sur cette idée utopique que chacun agira
d'une manière altruiste, avec « conscience », au
mieux des intérêts généraux, les tendances natu-
relles de l'homme prennent le dessus, et il en
résulte un fameux gaspillage.
Prenons quelques exemples.
Tout le monde connaît le gaspillage de l'es-
sence. Que l'essence destinée aux automobiles
serve à alimenter tous les briquets de l'armée
française, ce n'est pas une perte très considérable
et ce n'est pas à proprement parler un gaspil-
lage. Mais on est scandalisé que l'essence soit
employée pour le lavage des voitures et des vête-
ments des mécaniciens, et l'on a raison. Croit-on
132 LE CHEVAL DE TROIE
que l'on remédiera à ce gâchage par des discours
aux chauffeurs, par des limitations réglementaires
et par un redoublement de surveillance ? Mau-
vais système, inefficace. Mais appliquez un sys-
tème bien connu dans l'industrie privée, dans
les chemins de fer. Déterminez une limitation de
consommation, et créez une prime à l'économie,
payable en espèces, à chaque prêt, prime pour le
• chauffeur, prime pour le magasinier, prime pour
le chef de groupe, ou fixez un maximum de dé-
pense entraînant l'utilisation, par les intéressés,
des économies réalisées, et soyez certain que pri-
mes ou gains remplaceront avantageusement tous
les surveillants, tous les contrôleurs possibles.
11 est fait au front, dans la zone des positions et
à l'arrière immédiat, une consommation formi-
dable de matériaux de construction pour tous les
travaux de retranchement, d'abri et d'observation.
Je ne crois pas exagérer en disant;qu'un bon tiers
des matériaux est détourné de sa destination, et
que, par surcroît, on emploie beaucoup plus de
matériaux que la résistance et la commodité ne
l'exigent. En outre, il est édifié un certain nom-
bre d'installations très coûteuses dont l'utilité
n'est pas toujours pressante. Je n'ai jamais su
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE WV.i
que l'on se préoccupât du prix de ces construc-
tions. La plupart des officiers chargés de diriger
ces travaux n'ont aucune idée là-dessus. De temps
à autre, un homme compétent fait un calcul, cons-
tate que tel abri vaut dans les cinquante mille
francs, que tel observatoire vous représente, tous
frais comptés, une jolie petite fortune ; les of-
ficiers l'écoutent avec stupeur ; quelqu'un de-
mande si l'on ne pourrait pas travailler à moins
de frais, et l'homme compétent (qui est parfois le
chef d'un service technique qui a fourni les ma-
tériaux) lève les bras au ciel, et répond : « Que
voulez-vous ? C'est la guerre. »
Aux armées, on ne sait pas ce qu'est le prix de
revient.
Cette ignorance du prix de revient coûte terri-
blement cher à la nation. Travaux inutiles, tra-
vaux refaits, travaux abandonnés, travaux trop
coûteux ; perte ou détournement de matériaux ;
est-ce le manque de spécialistes, de techniciens,
ou la mauvaise organisation du travail, ou l'ab-
sence de contrôle qui cause ces pertes? Il ne faut
pas le penser : évidemment, vous verrez encore,
comme l'auteur de ce livre l'a vu, un marchand
de vins en gros, un courtier en grains, un clerc de
134 LE CHEVAL DE TROIE
notaire, et un diplomate tenir conseil pour l'em-
ploi du matériel qui leur était donné pour l'aména-
gement d'un village. ^lais on voit également beau-
coup d'architectes, d'entrepreneurs de travaux
publics parfaitement à leur place à la tête de
services techniques ; et l'on s'est occupé dans
beaucoup de secteurs d'assurer la continuité de
vues, d'action, par l'affectation permanente de
spécialistes à des postes fixes. D'une manière
générale, la distribution du travail, des matériaux
est bien faite. Enfin, il fonctionne un contrôle
sérieux de l'entrée et de la sortie des matériaux,
et aucun groupe, aucun service ne peut faire une
dépense qui ne soit examinée, vérifiée, contrôlée,
appuyée par toute une paperasserie admirable. On
vérifie au centime.
Mais à aucun degré, à aucun échelon, vous ne
pourrez trouver un homme intéressé personnel-
lement à l'économie, à l'emploi judicieux du ma-
tériel, à la récupération du matériel inemployé.
Le système général ne comporte pas ce fonc-
tionnaire intéressé ; le système général est orga-
nisé selon les données du pur kantisme. Encore
une fois, voilà le défaut d'organisation. Tous les
contrôleurs, toutes les instructions touchant les
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 135
économies à réaliser, ne changeront rien à cela.
Si nul n'est intéressé, par un profit matériel, à
l'économie, on contimicra de constater les mêmes
fautes que tout le monde déplore, mais que tous
sont impuissants à empêcher.
Mais si l'on veut bien faire la guerre longue,
autrement que comme une campagne de trois
mois, et en considérant que l'homme ne change
pas de nature sous l'habit militaire ; que, dans les
services de l'armée, il continue d'avoir les mêmes
passions, les mêmes mobiles que dans la vie ci-
vile ; que, si l'on veut obtenir de lui, aux armées,
l'esprit d'initiative, d'ordre, d'économie dont le
Français est coutumier dans ses affaires privées,
il faut le placer dans les conditions où cet esprit
peut se manifester, on s'emploiera à attacher,
dans la plus large mesure, un intérêt personnel,
matériel, à la bonne administration, à l'économie
générale. Que l'on crée cet intérêt, et le cours des
choses change. Alors l'armée s'intéressera au prix
des choses, et lorsqu'un officier, un sous-officier
ou un caporal, ou un simple poilu réclamera
l'économie, il n'entendra plus cette réponse, qui
lui est faite aujourd'hui par ses camarades ou ses
subordonnés : « On croirait que c'est toi qui paies. »
136 LE CHEVAL DE TROIE
Car il est remarquable que l'immense majorité des
hommes, en même temps qu'ils méprisent l'éco-
nomie à laquelle ils ne sont pas intéressés direc-
tement, n'admettent pas qu'un chef ou un cama-
rade non intéressé à l'économie la réclame au
nom de l'intérêt général. Cette grandeur morale
prend à leurs yeux le caractère d'un blâme qui les
concerne, et qu'ils ne veulent pas supporter. Après
tout, ils ont raison, et c'est le kantisme officiel
qui a tort.
V habillement^ les munitions. — Marquons tout
de suite que les soldats de toutes armes ont un
respect rigoureux pour leurs armes et quelques
parties de leur équipement. Il n'y a aucun gaspil-
lage aux armées en ce qui concerne les armes, les
sacs, les casques, les boîtes à masque contre les
gaz. Raison : le Devoir ? La menace des puni-
tions ? Aucunement. Tout simplement : l'intérêt
personnel. Tout soldat regarde ses armes comme
des moyens de défense personnels qu'il serait im-
prudent d'abandonner (fût-on à trois lieues à
l'arrière) ; le sac contient ses biens personnels et
constitue une excellente protection contre les
shrapnells ; le casque, c'est la protection de sa
tête, et le masque, la protection de son être tout
LES IDÉES ET l'oRGANISATIÔN DE l'aRMÉE 137
entier. Comme il sait que fusils, sacs, casques et
masques ne se trouvent pas communément, il a
pour tous ces objets des soins attentifs. Mais il
n'a point le même intérêt pour les munitions ni
pour les vivres de réserve qu'il porte. Contre
l'intérêt personnel qui le pousserait à les conser-
ver, il y a la fatigue, le goût du moindre effort et
tous savent que cartouches et vivres sont renou-
velables. Les très bons soldats ont toujours leur
sac plein de cartouches et de vivres de réserve.
Mais les médiocres ne perdent pas une occasion de
s'en défaire. Résultat : l'armée fait un gaspillage
remarquable de cartouches, de boîtes de bœuf et
de biscuits de guerre. Quelques précautions que
les chefs prennent, les cartouches sont jetées, le
bœuf de conserve est mangé à l'huile et au vinai-
gre les jours où l'on trouve l'ordinaire insuffisant,
les biscuits sont abandonnés aux rongeurs. Les
punitions sont inefficaces. Mais croyez-vous qu'il
serait impossible, même ici, d'organiser l'intérêt ?
Intéressez l'homme à la conservation de ses mu-
nitions et de ses vivres, par une indemnité spéciale
les concernant, et obligez-le à racheter à la com-
pagnie ce qui lui manquera ; intéressez du même
coup le commandant de compagnie, le chef de
138 LE CHEVAL DE TROIE
groupe, et le gaspillage cessera. Il est même pro-
bable que les hommes trouveront eux-mêmes
toutes sortes de moyens de protection contre les
rongeurs que l'Intendance alimente, avec tant de
sollicitude, avec les biscuits de guerre qu'elle re-
nouvelle sans cesse.
Pour l'habillement, c'a été, depuis le début de
la campagne, le gaspillage en grand. Raison : la
gratuité et l'abondance. Le soldat sait que la
France ne veut pas de soldats en guenilles et que
ses vêtements hors d'usage sont remplacés sans
difficultés. Dans ces conditions, il use, mésuse et
abuse sans ménagements. Il y a eu pendant une
bonne année une débauche de chaussettes et de
linge de corps : de très bons bougres préféraient
jeter leur linge plutôt que de le laver. Des gail-
lards qui, dans le civil, usent une paire de chaus-
settes en un an en usaient une par quinzaine. De
bons pères de famille, de bons frères, de bons fils,
envoyaient chez eux le linge qu'ils touchaient.
Quelques ivrognes troquaient une chemise contre
deux litres de vin. Et les magasins fournissaient
sans cesse. Gela a dû coûter assez cher et faire la
fortune d'un certain nombre de fournisseurs. On
a imaginé d'arrêter le gaspillage en exigeant de
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 139
riiomme qu'il apporte le vieux linge, le vieux
vêtement au moment où il demande une pièce
neuve. Mesure efficace, quant au nombre, mais non
quant à la durée. 11 a été plus difficile de troquer
ou de détourner, mais cela n'a point rendu le
soldat plus ménager de son vêtement, qui conti-
nue de s'user, toutes conditions égales d'ailleurs,
deux ou trois fois plus vite que dans le civil. Or-
dres, discours, théories ne changeront rien à cela.
L'intérêt n'y est pas.
Mais, étendez à toute la troupe le système, bien
connu dans l'ancienne armée, et maintenu dans
certains corps, de la masse d habillement. Vous
aurez alors des soldats ménagers de leur vête-
ment, qui leur appartiendra et qu'ils ne pourront
renouveler que contre un véritable paiement. Il
y aura sérieuse économie pour l'Etat, et le Poilu
s'arrangera toujours pour réaliser une économie
personnelle, dont il bénéficiera. Par exemple, il
exigera qu'on ne lui fournisse pas de camelote.
Mais il n'y a pas lieu de redouter cette exigence,
qui, en fin de compte, sera profitable à tous.
En résumé, au Devoir, substituons l'intérêt par-
tout où nous le pourrons. Faites que les chefs
soient intéressés pécuniairement et pécuniaire-
140 LE CHEVAL DE TROIE
ment responsables. On créera mille avantages aux
hommes et aux chefs ? Quelques-uns réaliseront
de petites fortunes ? Mais il s'agit d'avantages et
de fortunes inférieures à ceux qu'ils auraient s'ils
n'avaient pas été mobilisés. En quelque sorte, ici
aussi, c'est une compensation aux intéressés, et
l'important, au surplus, c'est de donner à l'armée
des institutions qui, mécaniquement, empêchent
le gaspillage, assurent l'économie. L'important,
c'est que la Nation réalise des économies. En or-
ganisant l'intérêt, elle les réalisera. Et ces écono-
mies lui permettront, sans augmenter les frais de
guerre, de constituer dès maintenant, en faveur
du combattant, des privilèges nécessaires pour le
tirer de la situation absurde où il se trouve dans
ce régime de l'universelle gratuité, de l'universel
devoir dont il est la première victime.
m. — LES COMBATTANTS VICTIMES DE JEAN-JACQUES
J'y reviens. Je prétends que la grande victime
de ce communisme des armées, c'est le Poilu,
c'est le Combattant, celui-là même pour lequel
nos socialistes disent avoir tant d'amour. C'est
lui qui souffre le plus de ce régime que l'on croi-
rait avoir été inventé par les socialistes. Qui bé-
néficie de ce gaspillage, auquel le Poilu participe
sans le vouloir ? Quelques débrouillards. Qui en
souffre ? Presque exclusivement le Poilu, le vrai,
celui de la tranchée et des assauts, le Combattant.
Voulez-vous me suivre ? Voici les preuves :
Dans ce système où tout est gratuit, où tout
est sous le contrôle de la collectivité, c'est le
triomphe de ce que l'armée nomme le système D,
le triomphe des « dé... brouillards ». C'est-à-dire
que tout le monde méprise les vénérables prin-
cipes du Devoir, et cherche son intérêt. 11 n'en
est pas autrement dans la vie civile. Mais alors
142 LE CHEVAL DE TROIE
que, dans la vie civile, l'activité des débrouillards
s'exerce souvent au profit de la richesse générale,
aux armées, où l'on ne produit pas, l'activité des
débrouillards s'exerce presque toujours au détri-
ment de la collectivité et particulièrement, cela
s'entend bien, au détriment de ceux qui ne sont
pas assez doués ou pas assez bien placés pour
surveiller leurs intérêts.
Le moins bien placé pour surveiller ses inté-
rêts, c'est le combattant. Il est à son créneau. Pen-
dant qu'il surveille le Boche, observez ce qui se
passe derrière lui, pour son alimentation, son vê-
tement, son ravitaillement personnel, son entre-
tien, sa correspondance, son logement en ligne,
son logement à l'arrière, et le transport de sa
personne quand il va en permission.
N^oublions pas que tout est gratuit, et regar-
dons:
a) r alimentation ou les Moutons sans pattes. —
Le soldat a droit à une ration dont la quantité est
très exactement déterminée par les règlements.
Il s'agit de savoir si elle lui arrive intégralement,
après répartition et cuisson. Pour le pain, oui (il
y a même souvent surabondance et gâchage). Pour
le reste, non. Si tous les gens de l'Intendance, si
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 143
tous les chefs de groupe, les sergents-majors, les
fourriers, les caporaux d'ordinaires, les ordon-
nances, les cuisiniers étaient autant de petits saints,
ou de types dans le genre d'Emmanuel Kant, les
rations arriveraient intégralement au combattant.
Mais il y a de nombreux représentants du sys-
tème D parmi ces distributeurs de l'alimentation
qui, après tout, sont des hommes, faibles devant
la tentation, comme vous et moi. Et, en cours de
route, les vivres solides et liquides sont diminués,
si j'ose dire, quantitativement et qualitativement.
On symbolise cette diminution par le cas bien
connu du mouton. Quand deux régiments se ren-
contrent, les hommes se crient les tins aux autres:
— Les moutons ont-ils des pattes, chez vous ?
— Non. Et chez vous ?
— Chez nous non plus. Mais ça ne fait rien, on
les aura.
Car les moutons, lorsqu'ils arrivent au poilu,
n'ont plus de pattes. Entendez que les gigots ont
été prélevés en route
pour les cuisines des petits états-majors,
pour les cuisines des sections ou des escouades
hors rang,
pour les cuisines des officiers,
144 LE CHEVAL DE TBOIE
pour les cuisines des sous-officiers,
pour les cuisines des bureaux,
pour les équipes de cuisiniers, d'agents de liai-
son, de cyclistes, qui se groupent autour des cui-
sines.
Ce qui est vrai pour le mouton ne l'est pas
moins pour le bœuf. Les camarades embusqués
sur le passage de la viande sont habiles à prélever
les bons morceaux pour leur consommation, et
c'est ainsi qu'il y a souvent une trop forte pro-
portion d'os et de graisse dans la gamelle du
combattant.
Même jeu en ce qui concerne le sucre et le café.
Le café des cuisiniers, des ordonnances, des mess
et des popotes est abondant, fort et bien sucré ;
celui des combattants Test moins. Même jeu pour
le vin, qui souffre de nombreuses substitutions
avant d'arriver à la tranchée. Le paysan des temps
féodaux payait la dîme à son seigneur. Le Poilu
du front, le vrai, l'authentique combattant paie
une plus forte contribution. 11 n'est pas exagéré
de dire que son seul ordinaire, constitué par les
vivres qui lui sont alloués, est diminué, par l'œuvre
des Débrouillards, d'une dîme réelle. Mais ce n'est
pas tout. Il supporte bien d'autres impôts.
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 145
b) Le ravitaillement personnel. — Le combat-
tant a besoin de papier à lettres, de crayons, do
pierres et de mèches à briquets, de pipes, de ta-
bac, de couteaux, de cartes, de lampes électriques
et d'un certain nombre de petits objets d'usage
courant. En outre, il augmente son ordinaire par
des harengs saurs, des camemberts et quelques
conserves. Ces besoins ont donné lieu à un com-
merce énorme où les Débrouillards et les Mer-
cantis alliés ont réalisé d'imposants bénéfices.
Entre les armées et l'intérieur, se sont interpo-
sés les Mercantis, qui, grâce à toutes sortes de
complicités, ont longtemps bénéficié de monopoles
scandaleux. Les Mercantis ' obtenaient des sauf-
conduits avec une aisance extraordinaire ; par
un privilège étonnant, ces personnages ont sou-
vent obtenu des camions-automobiles pour trans-
porter leurs marchandises. Avec ces moyens, ils
ont pu s'installer dans un certain nombre de vil-
lages du petit avant, et y débiter leurs marchan-
dises à des prix qui ont fait connaître au com-
battant tout le poids de la vie chère bien avant les
1. La majorité des Mercantis sont des Débrouillards civils
des villes et villages du front, qui ont acquis une remarquable
habileté dans l'art de doubler le prix des marchandises.
Cheval de Troie 10
14G LB CllLVAL DE TROU-:
civils. C'est dans ces établissements que, dès 1916,
cinq feuilles de papier à lettres et cinq enveloppes
coûtaient quatre sous, les crayons-encre six sous,
les pierres à briquet six sous, les piles pour lampes
un franc cinquante, une boîte de huit biscuits,
quatorze et seize sous, une boîte de sardines deux
francs, et les bouteilles de vin à vingt-cinq sous,
trois francs. Les Mercantis aiment à vendre les
boissons de luiie. Le combattant préférerait des
boissons simples et peu coûteuses. Le Mer-
canti lui apporte, à proximité du front, le vin de
luxe. Surtout dans les périodes de combat. Le
combattant qui, en 1916, descendait de la côte 304
ou de la batterie de Damloup ne trouvait que du
vin bouché à Rampont,à Vadelincourt ou à Belle-
ray. Ci : trois, quatre ou cinq francs pour le Poilu.
Il paie parce qu'il a soif. Mais lorsqu'il a vidé sa
bouteille, il viderait volontiers la panse du Mer-
canti, et vous comprendrez son sentiment.
Entre les Mercantis des villes et la tranchée, se
sont interposés les Débrouillards. Dans de nom-
breux secteurs, surtout dans les secteurs peu agi-
tés, où les troupes font de longues stations aux
premières, aux secondes lignes et au petit repos, le
combattant vient rarement dans les villages habi-
LES IDÉLS ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 147
tés. 11 est à une, deux ou trois lieues des villages
où règne le Mercanti. Alors le combattant est per-
sonnellement aussi éloigné des lieux du commerce
que s'il était au lac Tchad ou sur les plateaux du
Thihet. C'est alors qu'apparaît le Débrouillard.
Les Débrouillards se trouvent parmi les cyclistes,
les estafettes, les motocyclistes, les automobi-
listes, les agents de liaison, les fourriers, les ser-
gents-majors, les gradés et les hommes de corvée
des ordinaires qui, pour des raisons de service,
vont chaque jour au village prochain, au gros
bourg, ou à la ville. Parmi cet important per-
sonnel, vous pensez bien qu'il y a de très braves
genSjServiables, dévoués,qui font toutes les courses
qu'on leur demande et qui y sont quelquefois de
leur poche . Mais, en trois ans de guerre, ce ser-
vice s'est bien organisé ; entendez qu'il a été
envahi par des gaillards très débrouillards qui
s'entendent assez bien pour fixer le cours des
denrées et objets de prçmière nécessité, qui vous
apportent tout ce que vous désirez, mais non sans
réaliser un honnête bénéfice qui s'ajoute à la com-
mission allouée par le Mercanti au Débrouillard.
Victimes : le combattant officier, sous-officier
ou soldat. L'officier n'en soufi're pas trop, surtout
148 LE CHEVAL DE TROIE
s'il a d'autres ressources que sa solde. Mais le sous-
officier, mais le soldat ?
Les coopératives, dont beaucoup ont été fondées
sur l'ordre du haut commandement, ne l'oublions
pas, sont venues porter remède à cette exploita-
tion du Poilu par les Débrouillards et les Mer-
cantis. Mais les coopératives ne peuvent fonction-
ner aux premières lignes ; il reste qu'il faut des
intermédiaires entre la tranchée et la coopérative,
et par surcroît, dans certains corps et certains
secteurs, la coalition des Débrouillards organise
le boycottage systématique de la coopérative ; il
faut parfois de l'héroïsme aux commandants de
compagnie pour assurer la liaison entre leur unité
en ligne et la coopérative.
c) Le vêtement ou la part du Lièvre. — J'ai mar-
qué tout à l'heure qu'il y a eu souvent gaspil-
lage, usure excessive, ceci de la part même du
combattant. Mais cela ne fait que, à certaines
époques, le combattant n'ait subi certaines priva-
tions. 11 y a eu quelques époques où les vête-
ments, particulièrement les sous-vêtements et les
chaussures, manquaient un peu. Alors, on a dé-
couvert que, entre les Combattants et les Maga-
sins, il y avait les Bureaux de compagnie, de
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 140
bataillon, de régiment, etc. Il est absolument
incontestable que les effets chauds doivent aller
d'abord aux poilus qui tiennent la tranchée. Voilà
la doctrine. Mais dans l'application, ce sont les
bureaux et leurs clients qui se servent les pre-
miers, qui prennent les meilleurs vêtements, les
meilleures chaussures. A certaines époques, les
hommes ont dû souffrir du froid et attendre le
second envoi, pendant que ces messieurs des
bureaux connaissaient la vie ouatée.
d) Le logement on la vie au grand air. — L'ar-
mée fait une consommation considérable de plan-
ches et de tôles ondulées et de carton bitumé
destinés à rendre les abris, sapes et gourbis im-
perméables à la pluie. Tous ces matériaux sont
surtout destinés à l'authentique combattant qui a
le plus grand besoin d'être à l'abri du vent et de
la pluie lorsqu'il a passé de longues heures au
créneau de la tranchée ou du poste d'écoute. Oui,
mais entre les parcs du génie et la tranchée, il y
a les innombrables Débrouillards des états-ma-
jors de corps, de division, de brigade, de régi-
ment, de bataillon, des services et des postes
permanents. Tous ces débrouillards laissent pas-
ser le fil de fer barbelé ou non, les piquets de fer
150 LE CHEVAL DR TROIE
et les périscopes. Mais ils font de sérieux prélè-
vements sur les planches, les tôles et le carton
bitumé. Quant tous les états-majors, petits ou
grands, sont servis, imaginez ce qui reste pour la
tranchée. Si vous touchez deux tôles par compa-
gnie, vous pouvez être heureux. Et pendant que
les combattants luttent contre la pluie, dans les
gourbis, les sapes et les abris, tout un monde de
Débrouillards dort à l'abri du vent et de la pluie
dans de bonnes et solides cabanes, bien protégé
par le carton bitumé et les tôles. Et dans cer-
tains cantonnements de l'arrière ou du petit
avant, les tôles servent, comme l'a constaté le
capitaine Z..., à la construction des urinoirs et
des latrines.
Naturellement, ce sont les garnisons de tran-
chées qui souffrent le plus de ces prélèvements.
Le «combattant d'infanterie, ce roi des batailles, est
le plus sacrifié dans cette longue occupation de posi-
tions: les secteurs qu'il traverse sont mis en coupe
réglée par les services fixes et les postes de séden-
taires. Le fantassin va de secteur en secteur, et ses
réclamations ont parfois à peine le temps de parve-
nir aux supérieurs intéressés. Les bureaux retardent
ses notes, et le lassent; quand il est aux premières
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 131
lignes, on se joue de lui. L'artilleur souffre moins.
Disposant de moyens de transport, et plus rappro-
ché des parcs à matériel, il n'hésite pas à se servir
lui-même lorsque ses réclamations n'aboutissent
pas. Quant aux sédentaires, téléphonistes, postes
spéciaux, mitrailleurs, groupes du génie, connais-
sant tous les tours du secteur, il est rare qu'ils
n'obtiennent pas ce qu'ils désirent, à force de ré-
clamations. Si les réclamations sont vaines, on
emploie le système D : au moment d'une relève,
on va faire quelques prélèvements dans les instal-
lations de l'infanterie.
L'armée paie des sommes importantes aux ha-
bitants de la zone du front pour le logement des
troupes qui vont au repos dans les villages. A
raison d'un sou par homme et par jour, l'habitant
loge la troupe dans des greniers ou sur l'aire de
ses granges. Avec les sommes qui ont été payées
ainsi, on aurait amorti depuis longtemps les frais
d'établissement de baraquements où les hommes
auraient été mieux logés que dans les bergeries
et les étables ; mais ceci est une autre histoire.
Quand une troupe « descendant » de la tranchée
entre dans un de ces villages dont toutes les mai-
sons sont encore debout, les hommes connaissent
l'62 LE C[«VAL DE TROIE
une allégresse profonde : ils pensent qu'ils vont
jouir de la ^illc fraîche, et de la tiédeur qui rè-
gne dans les bâtiments bien clos où l'on entasse
les fourrages. Les officiers pensent aux lits, aux
vrais lits, pourvus de draps dans lesquels ils vont
pouvoir s'étendre. Les déceptions sont fréquentes:
les meilleures granges ont été aménagées pour
des services permanents ; d'autres, administrative-
ment libres, ont été prises par des gens du train,
par une équipe de travailleurs. Avec la complicité
du chef de cantonnement ou de ses scribes, un
certain nombre de lits, qui ont disparu de l'état
général de*; lits disponibles, sont occupés par des
sous-officiers, voire par des ordonnances, attachés
à quelque service de» Etapes. Alors les hommes
sont entassés dans les granges à claire-voie, et les
officiers subalternes conduits dans quelque dortoir
d'officiers où ils trouvent un « sommier métallique »
et une paillasse. Les combattants grognent un
peu, déclarent que « l'on va être aussi bien que
dehors », mais, consolés par les permanents mi-
litaires du village qui pleurent misère, s'installent,
considérant que, après tout, on est mieux que dans
la tranchée. Dans leurs lits ou leurs granges bien
aménagées, les Débrouillards permanents de l'ar-
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 151^
rière apaisent leur conscience en faisant le même
raisonnement, tant en ce qui les concerne eux-
mêmes qu'en ce qui concerne les combattants. Mais
le lendemain, il y a quelque « défaitiste » de l'ar-
rière qui, entrant en conversation avec les com-
battants, leur fait entendre que, s'ils sont si mal
logés, c'est parce que les officiers réservent les
bonnes granges à leurs chevaux, et le matériel
d'aménagement à leurs cuisines.
e) L'entretien du Poilu, ou « Demain on rasera
gratis ». — Le combattant doit faire couper sa
barbe et ses cheveux, comme le civil, mais pour
des raisons militaires : sa barbe, parce qu'elle
empêche son masque à gaz d'adhérer à son visage ;
ses cheveux, pour éviter les poux. Le coiffeur de
compagnie assure l'ablation de la barbe et des
cheveux gratuitement, selon le règlement. En
fait, c'est comme chez le barbier de l'histoire :
Demain, on rasera gratis. Il n'est point de barbe
qui ne rapporte au moins deux sous au coiffeur
de la compagnie, lequel se fait une petite rente
qui l'aide à supporter la guerre. Essayez de ren-
dre effective la gratuité réglementaire, et vous ne
pourrez plus trouver de coiffeur.
On rapetasse, on rapièce dans les mêmes con-
154 LE CHEVAL DE TROIE
ditions. Le cordonnier, le tailleur sont des per-
sonnages qui doivent exercer leur métier gratui-
tement. Mais le cordonnier donne un tour de
faveur à l'officier, au sous-officier, au camarade
dont il attend un pourboire. Mais le tailleur tra-
vaille à façon pour les mêmes personnages dont
il attend un vrai salaire. Et je n'ai pas besoin de
vous dire que le tailleur aime beaucoup mieux
travailler pour les officiers que pour les hommes.
Réfléchissez, vous verrez qu'il ne peut en être
autrement. Mais il vaudrait mieux en tenir compte
dès le principe.
f) Le transport de l'homme ou le trahi il . —
Quand le combattant s'en va à l'arrière, pour la
bienheureuse permission de détente, ou s'en
revient au front chargé de bidons et de saucis-
sons, il calcule que les automobiles, les camions,
les voitures, étant nombreux sur toutes les routes
du front, il a quelque chance de ne point faire
à pied la lieue ou les deux lieues qui séparent sa
tranchée du point d'embarquement ou de débar-
quement. 11 est bien vrai que, en l'absence de train
ou de service automobile régulier, il est autorisé
à se faire charger au moins par les camions auto-
mobiles. Voilà la doctrine : le transport est gf atuit.
LES IDÉES ET l'ORGANISATïON DE l'ARMÉE 165
Mais quel est Thomme sachant vivre qui ne com-
prend qu'on n'applique la doctrine qu'avec le
secours d'un litre ou d'une pièce ? Pour un auto-
mobiliste qui, franc camarade, vous ramasse tous
les Poilus qu'il rencontre, combien en est-il qui
passent sans voir ou sans comprendre, lorsqu'ils
sont hélés par de bons bougres dont on ne peut
rien espérer?
Voilà de fort petites choses, n'est-ce pas? Mais
ces misères comptent pour beaucoup dans la con-
duite de la guerre. C'eût été sans intérêt pour une
campagne de trois ou de six mois, pendant laquelle
on supporte toutes les privations. Mais quand la
guerre devient en quelque sorte notre vie nor-
male, ces misérables questions de cuisine, de
vêtement, de logement, d'entretien, de transport,
se raccordent à la plus haute stratégie, car si elles
ne sont pas résolues d'une manière satisfaisante,
la valeur des troupes baisse sensiblement. Mais
nous reviendrons là-dessus à un autre point de
vue.
Je ne montre ces misères de la vie du soldat
que pour mettre en lumière ce grand fait, à sa-
voir que les idées qui ont présidé à l'organisation
loO LE CHEVAL DE TROIE
des armées modernes ont créé une situation fout
à fait défavorable au soldat (et par conséquent à
l'armée). Idées roussicnnes, idées kantiennes, ré-
pétons-le, qui ont été appliquées par de braves
gens pour réaliser l'égalité, imposer à tous la loi
du devoir, rendre impossible la constitution de
privilèges. Mais idées d'une simplicité préhisto-
rique, ignorantes de la vraie nature humaine, et
dont l'application se retourne contre l'objet qu'on
leur donne. La conception était simple : tous les
citoyens-soldats soumis également aux charges
militaires, faisant gratuitement leur métier et
entretenus complètement par l'Etat pendant le
temps de leur service ou de leurs campagnes,
chacun ayant sa juste part déterminée par les rè-
glements et les circulaires, comme cela paraît
juste! Oui, à condition que l'homme soit un être
sans passions, aimant son prochain comme lui-
même. Mais comme l'homme est plein de passions
et comme chacun a pour lui-même un peu plus
d'amour que pour son prochain, le système ne
tient pas, et cette armée égalitaire est devenue,
par la force des choses, le lieu où se constituent
les plus solides privilèges. Et dans cette armée
qui a cessé, à cause dos nécessités de la guerre,
LES IDÉES ET l'oRGAMSATION DE l'aRMÉE 157
d'être une armée nationale (puisqu'il y a une spé-
cialisation d'un certain nombre d'hommes pour le
combat), on voit ce paradoxe : que celui qui de-
vrait avoir lo plus d'avantages, le Combattant, est
précisément celui qui en a le moins, et c'est sur
son dos, si l'on ose dire, que ceux qui devraient
être ses serviteurs se constituent mille privilèges.
Tout irait bien, disent les fanatiques du Devoir,
si les officiers faisaient leur devoir et s'ils impo-
saient à tous leurs subordonnés l'accomplissement
strict du devoir surtout en ce qui concerne ces
questions si importantes de l'alimentation et du
vêtement. Voilà une observation à peine bonne
pour le temps de paix et pour des officiers de mé-
tier, indépendants et rompus à toutes les ruses
de l'homme ; mais voilà qui ne vaut rien pour le
temps de guerre et pour une armée qui contient
une forte proportion d'officiers de complément
beaucoup plus aptes au combat qu'à l'administra-
tion de leurs unités. Et n'oublions pas que le jeu
des passions dans une longue campagne n'est en
rien comparable à ce qu'il est en temps de paix.
En temps de paix, brider les passions est une
tâche relativement aisée. L'officier a, en dehors
du service d'instruction, tout le loisir nécessaire
158 LE CllKVAL DE TROIE
pour la surveillance de ses subordonnés. Son
honneur, c'est un unité bien administrée; de leur
côté, les appétits des subordonnés sont modestes.
En campagne, les préoccupations de l'officier
sont en quelque sorte renversées. Son honneur
est naturellement beaucoup plus engagé dans le
combat toujours imminent que dans l'administra-
tion. De leur côté, les subordonnés, dans cette
longue guerre où nous sommes, ont des appétits
beaucoup plus forts que dans le temps de paix.
Les hommes qui, comme chacun de nous, voient
leurs intérêts de la vie civile sacrifiés, pour un
temps qu'ils ne peuvent plus mesurer, vous vou-
driez que, ayant pouvoir de se donner quelque
indenmité, ils résistassent aux tentations avec la
même énergie que dans ce temps de caserne où
ils n'avaient ni femmes ni enfants ? Concevez
qu'ils n'ont point la même résistance et que, par
contre, ils apporteront plus d'énergie à prendre
sur la guerre tout ce que leur conscience les
autorisera à prendre. Gela rend la tâche de l'of-
ficier difficile et, lorsqu'une compagnie»est gan-
grenée par la présence de quelque subordonné
plein d'appétits, le commandant de compagnie se
trouvera rapidement devant une coalition où l'on
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 15'J
fait entrer peu à peu tous les embusqués et qui
travaille silencieusement à faire les ténèbres au-
tour du chef. L'officier n'aura d'autre recours que
l'appel à la délation. C'est un moyen que, fort
heureusement, on n'aime pas à employer dans
l'armée. Mais l'officier est isolé, et il lui faut des
vertus exceptionnelles pour triompher de ces
petits intérêts ligués contre son contrôle.
Note. — La situation a ét6 remarquablement transformée
depuis six mois, en ce qui concerne la vie du soldat, particu-
lièrement pour l'alimentation et le ravitaillement personnel,
La discipline renforcée et le développement des institutions
dites « coopératives militaires « valent au soldat des avantages
qu'il ne croyait pas possibles il y a seulement un an. L'armée
échappe aux mercantis. Gros succès dû à des chefs énergiques.
11 se prolongera. Mais que l'on prenne garde à ce fait que les
coopératives sont administrées par le Devoir et la Conscience :
c'est leur force dans la période initiale ; ce sera leur faiblesse
quand les choses seront « tassées ». Nous voudrions voir à la
tête de chaque coopérative une compétence intéressée aux af-
faire», et faisant participer l'unité aux bénéfices (le système a
déjà été expérimenté). Bref, l'intérêt avoué, reconnu, affirmé.
Sinon, l'intérêt reprend ses droits, clandestinement, et il cor-
romprait ces institutions dont l'organisation générale est de
tous points excellente. (Noie de décembre 1917. J
IV. — Le règne des contremaîtres intellectuels
Mais il y a plus: ce régime militaire, fondé sur
les idées que nous avons dites, devait nécessaire-
ment limiter l'initiative des chefs, et en fait, de
grands règlements, d'innombrables circulaires
déterminent les fonctions et les droits de chacun.
Etant donné l'économie générale du système, rien
de plus heureux que cette organisation, qui sous-
trait à l'arbitraire le soldat et le subordonné qui
ne disposent pas de grands moyens de réclama-
tions. Mais que s'est-il produit ? Dans cette lon-
gue guerre où soldats et officiers, naturellement
absorbés par le combat, la préparation au combat
ou les travaux de défense, n'ont point le temps
d'étudier cette littérature administrative, une spé-
cialisation administrative s'est instituée, qui va du
f ,• .
ront aux dépôts de 1 intérieur. Les spécialistes,
ce sont les gens des bureaux. Résultat : les gens,
des bureaux ont acquis un pouvoir considérable,
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 161
et il n'est pas exagéré de dire que si nous som-
mes, au combat et pour ce qui intéresse immé-
diatement le combat, sous le vrai et seul comman-
dement de nos vrais chefs, pour tout le reste,
administration, appréciation de nos services,
répartition des avantages, permissions, etc., nous
sommes beaucoup plus sous le commandement
des subord(mnés que sous celui de nos chefs.
Le pouvoir des « burlingues » est connu dans
toute l'armée. Qui est maître de l'alimentation
et de l'entretien d'une compagnie? Le capitaine?
Point, c'est le sergent-major. Qui interprète les
circulaires, prépare leur application et, selon l'in-
terprétation, décide de la destinée de tel ou tel ?
qui élabore les propositions? les affectations aux
emplois? qui prépare les nominations des capo-
raux ? qui prépare les réponses du commandant
de compagnie à toutes les questions que lui po-
sent les bureaux supérieurs ? Le sergent- major et
ses aides.
Qui fait la même besogne à l'échelon supé-
rieur ? L'adjudant de bataillon. Qui prépare, re-
voit, ou complète les dossiers sur lesquels nos
actions seront appréciées, jugées, récompensées,
notre avancement réglé ? Qui prérpare les relèves
Cheval de Troie 11
162 LE CHEVAL DE TROIE
entre les bataillons, avantage l'un au détriment
de l'autre, qui dispose des cantonnements ? C'est
le capitaine adjudant-major '. Lorsque nous avons
le malheur de tomber dans les dépôts, qui dis-
pose de nous, qui règle nos tours de service, qui
a puissance sur notre affectation ? C'est l'adjudant
de dépôt.
L'abondance des circulaires, des règlements,
des notes, des comptes rendus, l'étendue du tra-
vail d'administration imposé à tous les chefs, plus
par l'organisation générale de l'armée que par
les nécessités de la guerre, ont donné un pou-
voir considérable aux subordonnés adjoints à nos
chefs, à tous les degrés de la hiérarchie. Et ce
pouvoir s'est accru du fait que les subordonnés,
moins exposés que leurs chefs, changent moins
souvent. La continuité est assurée par eux. L'action
de ces maires du palais est parfois excellente.
Bonne ou mauvaise, se faisant endosser par le
vrai chef, son irresponsabilité en fait une chose
1. On prie instamment le lecteur de ne voir aucune aigreur
dans ces constatations. L'auteur de ce livre, servi par la chance,
a presque toujours échappé aux bureaux. Faisant partie ou
chargé de la conduite d'un corps franc, il a joui de tous les
avantages" que donne le contact direct avec les chefs. On enre-
gistre ici la plainte générale de l'armée.
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 1(33
dangereuse. Aux bas échelons, c'est la voie ouverte
au « débrouillage », aux petites briniades exer-
cées sur les hommes ; aux échelons élevés, c'est
la voie de la brimade exercée sur les corps de
troupe, et sur les commandants d'unités. D'une
manière générale, c'est l'arbitraire secret des su-
bordonnés substitué à l'arbitraire officiel des vrais
chefs.
Raccordez ces observations à celles qui ont été
résumées plus haut. Elles sont liées. Ce pouvoir
anonyme et irresponsable des bureaux, cause de
tant de malentendus entre les officiers et la troupe,
qu'est-ce, sinon une conséquence de l'organisation
propre à l'armée du service militaire universel
et des idées qui présidèrent à cetteorganisation.il
est bien évident que du moment où l'on établis-
sait une armée nationale, basée sur la conception
du Devoir, où la discipline était réclamée au nom
du Devoir (et non plus par respect des engage-
ments pris par l'enrôlé), on s'interdisait de for-
muler les droits de l'incorporé (droit dont la re-
vendication eût été au surplus dangereuse pour
la discipline) et l'on devait substituer aux statuts,
aux contrats de l'ancienne armée que chacun con-
naissait, les règlements définissant les devoirs de
164 LE CllKVAL DE TROIE
chacun. Voilà qui assurait la haute-main aux
spécialistes des règlements et de l'écriture, et l'on
n'a point prévu que, dans ce système où chacun
est censé agir conformément au Devoir, l'intérêt,
l'ambition, l'humeur se redressaient, suivant les
lois de l'humaine nature, en tous lieux où ils ont
pouvoir de se satisfaire. Le cours normal de la
guerre fait que ces lieux où ces humeurs, ces
ambitions, ces intérêts prennent du pouvoir sont
précisément les bureaux, où se font les réparti-
tions de tous les biens moraux et matériels de
l'armée. On a voulu soustraire l'armée nationale
à l'arbitraire de chefs militaires dont se défiait la
philosophie du xix' siècle, et, sans l'avoir voulu,
on l'a livrée à l'arbitraire des subordonnés, et de
ceux qui s'éloignent autant qu'ils le peuvent de
la vie du combattant. Ni l'Etat, ni l'armée ne
gagnent à cette substitution. Et celui qui y perd
le plus c'est celui au bénéfice de qui on croyait
l'avoir faite : le soldat. — C'est encore une des
conséquences de cette espèce de socialisation de
l'armée que j'ai tenté de décrire ; elle nous fait
entrevoir à quoi aboutirait une socialisation ci-
vile ; comme la raison et l'expérience l'indiquent,
ce serait la domination des contremaîtres intel-
LES IDÉES ET l'oRGANISATION DE l'aRMÉE 165
Icctuels substituée à la direction des chefs de
réconomie nationale et des maîtres de la culture
générale. Mais ce sont là des considérations étran-
gères à notre objet.
Il s'agit de l'armée. Il s'agit d'une armée qui
doit donner la victoire à la nation, qui a été con-
çue pour une brève campagne, et dont la longue
durée de la guerre fait apparaître les faiblesses
de constitution. Pour notre salut, cette armée,
bénéficiant des qualités guerrières et de la force
morale acquise au cours d'une longue histoire na-
tionale, jouissant par surcroît du code militaire
de l'ancienne armée, cette armée a dominé ses
propres faiblesses. Et répétons-le, bon gré mal
gré, il nous faut demeurer, au moins jusqu'à la
conclusion de la guerre, dans le système général
d'où elle est née.
Devant cet avenir, le passé nous en avertit,
ce serait la plus dangereuse folie que de vouloir
conserver cette armée en bon état moral, l'admi-
nistrer, la mener au combat ou au travail au
nom du seul Devoir. Quand nous aurons bien
compris que nous ne pouvons mener la guerre de
trois ans ou de cinq ans comme une campagne de
trois mois, que notre armée de 1917 n'est plus du
160 LE CHEVAL DE TROIE
tout l'armée de 1914, qu'elle est devenue une ar-
mée de métier extraite d'une armée nationale, et
que les principes au nom desquels elle a été or-
ganisée ne valent plus, on sera en mesure d'ap-
porter à l'organisation de l'armée les réformes
qu'exige la conduite heureuse de la guerre.
11 faut que l'on se pénètre de ces vérités : l'ar-
mée nationale, basée sur le recrutement égali-
taire, et sur le paiement égal de l'impôt du sang,
était une chimère ; les nécessités de la guerre
l'ont détruite en quelques mois. Actuellement, elle
n'existe plus. Il est donc absolument nécessaire
de modifier profondément la condition des com-
battants qui, appelés au nom des principes de
l'armée nationale, se trouvent soumis au régime
de l'armée combattante de métier, sans en avoir
les avantages.
Le service militaire accompli au nom du De-
voir désintéressé était une chimère. Le « Pourquoi
te bats-tu » ne peut avoir de réponse satisfaisante,
dans les conditions nouvelles faites aux mobilisés
retenus dans les formations de combat. L'appel
au combat doit être fait au nom de l'Honneur, la
conclusion du combat doit comporter une satis-
faction éclatante de lintérèt du combattant. 11
LES IDÉES ET l'ORGANISATION DE l'aRMÉE 167
faut poser en principequc le combattant acquiert, du
fait qu'il appartient à l'armée combattante, un droit
particulier, moral et matériel, que la nation doit
reconnaître, tant pour le présent que pourTavenir.
l/organisation du travail, l'administration des
biens, la distribution des produits faites au nom
de la Conscience et du Devoir sont des institutions
ruineuses pour la nation et pour les individus. 11
faut y substituer l'organisation, l'administration,
la distribution, le commandement intéressés.
Encore une fois, il s'agit de substituer l'Hon-
neur, l'Intérêt, la Différenciation, seuls efficaces,
à la Conscience, au Devoir et à l'Egalité, principes
faux devenus inapplicables et inintelligibles.
Les principes d'organisation de l'armée natio-
nale rendaient la poursuite de la guerre impos-
sible au delà d'une très brève période ; la néces-
sité de poursuivre la guerre a rendu impossible
la stricte observation des principes fondamentaux
de cette armée. La longue durée de la guerre
nous amène à rejeter ces principes dans la plus
large mesure. Il faut bien voir que nous nous
acheminons vers une forme nouvelle de la spécia-
lisation militaire et de la démilitarisation des ser-
vices annexes de l'armée.
168 LE CHEVAL DE TROIE
Ne restons donc pas à la remorque des événe-
ments. Prenons conscience de ces nécessités nou-
velles, et nous serons en mesure de mettre entiè-
rement à profit l'énorme avantage qu'apporte à
l'Entente l'entrée des États-Unis dans la guerre,
avantage par lequel l'Entente sera en mesure de
réduire très sensiblement les périls que font cou-
rir à toute nation les principes de l'armée natio-
nale, tandis que ces périls se développent, s'ac-
croissent en nombre et en intensité en Allemagne.
Le système des armées nationales acculait toutes
les nations, et la civilisation même, dans une
impasse. L'Allemagne en sortait par la conquête ;
la conquête lui échappant, elle va subir les vices
du système qu'elle est dans l'impossibilité de pal-
lier par des alliances nouvelles. Si nous nous en
dégageons dans le même temps, nous acquérons
sur elle un ascendant moral considérable qui nous
permettra d'atteindre le moment où le problème
proprement militaire de la guerre actuelle sera
résolu, et nous assurera la victoire par le seul
moyen qui peut nous donner la victoire totale,
par les armes.
Septembre 1917.
CHAPITRE VI
LES DIVINITÉS IMPUISSANTES
Il n'y aura de victoire définitive que par les
armes, et il n'est pas au-dessus de l'intelligence
humaine de résoudre le problème militaire que
la guerre a posé. Mais que la solution de ce pro-
blème soit retardée ou avancée par des idées, c'est
le fait sur lequel il faut encore méditer. 11 faut
redire que les idées tiennent une place considé-
rable dans cette guerre, menant l'un et l'autre
groupe de combattants. La Grande guerre a fait
apparaître l'extraordinaire force des idées, puis-
sances redoutables, qui, selon leur direction et
leurs formes, sont chez les uns génératrices de
force, chez les autres, cause de faiblesse. Cette
pauvre idée du Progrès, qui a déjà fait couler
tant de sang en Europe, regardez-la animer ou
stupéfier les gouvernements et les armées. Elle a
donné aux Allemands une force considérable ;
170 LE CHEVAL DE TBOIE
mais quelle eause de faiblesse dans l'Entente !
C'est qu'elle n'est pas pensée de même manière
par les deux groupes de belligérants.
Si les uns et les autres, par un certain nombre
de tètes dirigeantes, pensent que le Progrès doit
donner la paix au monde, ils en conçoivent la réa-
lisation par des moyens profondément différents.
L'Allemagne, d'un mouvement quasi unanime,
croit que le Progrès, pensé par la raison alle-
mande, imposera la paix au monde par la force
et la volonté de l'Etat allemand, père du Droit,
créateur delà Justice, et siège de l'idée allemande
qui se confond avec le progrès universel. Quel-
ques têtes dirigeantes de l'Entente croient qu'une
force cachée au cœur des choses conduit la rai-
son humaine au respect du Droit et delà Justice,
que rien ne peut arrêter la marche fatale du pro-
grès qui donnera la paix au monde dans le libre
accord des peuples, confondus dans la démocra-
tie universelle.
Force pour l'Allemagne. Faiblesse pour l'En-
tente. Notre politique de guerre a subi l'influence
de cette pauvre idée. Tandis que l'Empereur alle-
mand armait et manœuvrait ses armées et celles
de ses alliés subordonnés en vue de la création
LES DIVINITÉS IMPUISSANTES 171
du droit nouveau, chaque nation de l'Entente
armait et manœuvrait les siennes pour soutenir
le Droit, avec cette arrière-pensée que, quels que
pussent être les efforts de l'Allemagne, quelles
que fussent ses victoires, le Droit triompherait,
parce que ce mouvement fatal qui porte le monde
vers la démocratie ne pouvait pas permettre le
triomphe de « la Force ».
Ces misères intellectuelles sont cause de cette
mollesse bien souvent observée dans la conduite
de la guerre, surtout en France, de cette impré-
vision dont il a été 'donné trop de preuves, de
cette timidité enfin devant le gros problème de
durée qui se posait dès la fin de 1914. Faut-il
ajouter qu'elles ont inspiré cette politique qui
est plus satisfaite d'obtenir d'une peuplade afri-
caine une protestation en faveur du Droit que
de l'utilisation des ressources françaises? Que la
République de Libéria brise avec l'Allemagne,
quel triomphe pour la doctrine ! Voilà qui prouve
que le Droit soulève le monde contre la Force I
— Mais, dans le même temps, cette même fausse
passion du Droit et de la Justice soulève les
peuples de la Russie contre leur propre unité et
disloque leurs armées !
172 LE CHEVAL DE TROIE
Si, en novembre 1917, l'Allemagne menace
Petrograde, si les Impériaux s'approchent de
Venise, que l'on ne cherche pas d'autre première
responsable que cette idée funeste, patronne d'une
politique qui a plus de confiance dans un mou-
vement supposé de l'esprit universel que dans la
force armée qu'elle emploie, une politique dont il
ne serait pas exagéré de dire que, parfois, elle a
honte, en quelque sorte, de triompher par le canon
et le fusil français, tant elle voudrait ne devoir
son triomphe qu'à la majesté du Droit!
Ainsi sommes-nous sans ardente volonté mili-
taire, non dans le cœur du peuple, d'où sortent les
plus beaux soldats du monde, mais dans les con-
seils de la nation, où pénètrent ces nuées. Ainsi
sommes-nous sans forte défense, à l'intérieur,
contre les manœuvres allemandes, qui se font sous
le couvert des mêmes nuées. Ainsi sommes-nous
impuissants à saisir la réalité de la guerre sous
le nuage épais tendu entre les champs de bataille
et quelques lieux où l'on dispose de nos des-
tinées.
Ce détestable état d'esprit est la grande cause,
je le répète, de notre mollesse dans la conduite
de la guerre. Pendant de longs mois, nous avons
LES DIVINITÉS IMPUISSANTES 173
fait la guerre en quelque sorte au jour le jour,
attendant la victoire décisive de quinzaine en
quinzaine, de mois en mois, de trimestre en tri-
mestre, convaincus que la victoire s'arrêterait
fatalement sur les peuples qui sont les champions
du Droit, et nourrissent secrètement et même
publiquement l'espoir que l'Allemagne de la Force
sera vaincue intérieurement par l'Allemagne du
Droit, sortant enfin du tombeau de Kônigs-
berg.
Et l'Allemagne de Treitschke et d'Hindenburg
reparaissant toujours devant nous, avec un maté-
riel de guerre toujours accru, une volonté toujours
aussi tendue, nous nous sommes bornés à lui oppo-
ser des forces dont nous étions obligés d'impro-
viser l'organisation et la manœuvre. Et nous nous
étonnions de ne pas voir devant nous l'Allemagne
honteuse d'elle-même, implorant son pardon pour
ses injures au Droit ! Oserais-je dire que ces idées,
répandues dans l'armée par les discours officiels,
les commentaires de la presse, ont contribué à
donner aux soldats une sorte d'idéal militaire à
rebours, cette idéal absurde qu'exprime le Chant
des Girondins où l'on exalte la mort pour la
patrie plus que la victoire.
174 LE CHEVAL DE TROIE
Idéal de martyr, que le soldat peut faire sien
au moment où il tombe, frappé à mort, mais qui
ne doit pas obscurcir son âme au moment où il
s'élance contre l'ennemi. Cet amour passif du
Droit nous a trop portés à trouver plus de gran-
deur dans nos sacrifices que dans nos succès.
Rappelons-nous que la tâche du soldat est non pas
de mourir, mais de braver la mort, de la donner
et de vaincre.
Vaincre. Il ne s'agit pas d'attendre que le Droit,
la Justice et le Progrès, agissant comme des
dieux, fassent reverdir le Rameau d'olivier dans
les plaines du Nord et rendent à jamais infran-
chissable aux armées allemandes ce terrain qui
va de la mer aux Vosges, où les armées fran-
çaises se seront sacrifiées. Notre but est de con-
duire nos armées au delà du Rhin et d'écraser
l'ennemi. Mais nos armées ne seront heureusement
manœuvrées que du jour où l'on regardera leur
force comme l'élément décisif du succès, et où
leur manœuvre générale, comme l'utilisation des
ressources du pays, sera déterminée par des
hommes d'Etat qui regarderont la victoire comme
l'œuvre de la Volonté française. Le Droit sera dit,
la Justice sera satisfaite, le Progrès du monde
LES DIVINITÉS IMPUISSANTES 175
sera assuré le jour où notre Force, portant la
Guerre sur la terre allemande, pourra imposer la
Paix au peuple délirant qui se croit le Peuple-
Dieu.
Novembre 1917.
DEUXIÈME PARTIE
PROBLÈMES MILITAIRES
ET POLITIQUES
CHAPITRE VII
LE PROBLEME DE LA GRANDE GUERRE
L'illusion de la guerre de tranchées. — L'impasse
(la guerre rloquée). — L'issue (l'annulation du
RETRANCHEMENT, LE CHEVAL DE TrOIe).
Aucun compromis n'étant possible entre l'Alle-
magne, ou plutôt entre le Mittel-Europa et l'En-
tente ; la paix blanche étant la plus grande des
duperies et, plus nettement, la défaite de l'Entente,
le problème général de la Grande guerre est celui
de toute guerre : vaincre par les armes, c'est-à-
dire, selon les lois constantes de la guerre, que
Cheval de Troie 12
178 LE CHEVAL DE TROIE
résument merveilleusement nos règlements mili-
taires, réaliser l'anéantissement des forces organi-
sées de r ennemi ', et dicter la paix en territoire
ennemi.
Le problème particulier de la guerre, sur le
front franco-anglais, qui est le front essentiel,
est de surmonter ou danmder le retranchement
ennemi^ par les moyens matériels ou moraux, afin
de rentrer dans le mouvement et de porter la
guerre en Allemagne.
11 est bien évident que FEtat-Major français n'a
point cessé de se donner cet objectif. Mais un
public nombreux et, avec lui, beaucoup d'officiers
et de soldats de la guerre regardent cet objectif
comme chimérique, parce qu'ils ont interprété
leur expérience de la guerre beaucoup plus à la
lumière des commentaires quotidiens de la presse
qu'à l'aide des principes de l'art de la guerre.
C'est pour ceux-ci que j'écris. C'est à eux que
je soumets les réflexions d'un officier de la guerre,
dont l'éducation militaire s'est faite à la guerre,
et dont l'esprit est libre de tout préjugé d'école.
L'objet de cette étude est de combattre un cer-
1. lîèfflement sur la Conduite des Grandes unités, 28 octobre
1913.
LE PROBLÊME DE LA GRANDE GUERRE 179
tain nombre de préjugés qui se sont formés pen-
dant la guerre chez des hommes qu'ont décon-
certés de simples accidents, dans lesquels des
militaires peu perspicaces, des journalistes pressés
^t des sociologues bornés ont cru discerner le
renversement des lois de la guerre.
La stabilisation des fronts déterminée par le dé-
veloppement de la fortification de campagne, l'in-
violabilité relative des fronts assurée par la trans-
formation des tranchées de combat en un double
système continu, l'échec des tentatives de grande
rupture faites par les Alliés (Champagne, 1915,
Somme, 1916) et par les Allemands (Verdun, 1916),
les réussites allemandes en Galicie, en Serbie, en
Roumanie, en Italie, ont enlisé l'esprit d'une
grosse partie du public et de l'armée dans de
fausses idées, dont les principales sont que :
La guerre actuelle a révélé des lois nouvelles
de la guerre ; les Alliés ne connaissaient pas la
« guerre de tranchées, » nouveauté des temps mo-
dernes dans laquelle les Allemandsétaient maîtres ;
la rupture du front allemand en France est
impossible ; la guerre de mouvement ne pourra
pas être reprise;
le temps des manœuvres de cavalerie et d'in-
180 LE CHEVAL DE TROIE
fanterie est fini ; le matériel et les munitions do-
minent la situation ;
on ne peut avancer qu'en écrasant sous un dé-
luge de fer et de feu les positions successives de
l'ennemi;
la victoire sera obtenue par une guerre d'usure,
dans laquelle les pertes subies et l'extrême fati-
gue feront que l'Allemagne, forteresse assiégée,
ne pouvant plus tenir, s'effondrera et demandera
la paix.
11 faut opposer à ces idées, où le vrai sert à
colorer le faux, quelques observations, par les-
quelles on verra les prétendus principes nouveaux
raccordés aux principes les plus anciens, et dont
nous devons tirer une leçon aussi nécessaire au
maintien du bon moral qu'à la recherche des solu-
tions adonner aux problèmes posés par la guerre.
Marquons dès maintenant que :
la t< guerre de tranchées » est une illusion, la
guerre d'usure une chimère ;
la guerre est « bloquée » depuis la fin de 1914;
le front est devenu une simple frontière active,
redevenant front de bataille pendant les offensi-
ves ; la guerre est dans une impasse, sur le front
principal ;
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 181
rien n'est changé clans l'art de la guerre ; la
victoire appartiendra à qui trouvera les moyens
matériels ou politiques de sortir de cette impasse,
où les deux partis ont été placés à cause de con -
ditions politiques communes et de progrès indus-
triels sensiblement égaux.
I. — L'illusion de la guerbe de tranchées
Les idées sur le renversement des principes de
la guerre sont nées de constatations exactes, mais
mal interprétées parce que l'on a généralement
omis de rechercher l'explication des faits de la
guerre dans leur liaison avec les caractères prin-
cipaux de la situation politique et économique des
nations belligérantes.
On a constaté successivement:
la stabilisation des fronts sur des positions
retranchées ;
l'échec des tentatives de grande rupture, où
l'assaillant subit des pertes très sensiblement su-
périeures à l'assailli et se trouve arrêté ;
la réussite des offensives à objectif limité, pré-
cédées d'une préparation d'artillerie intense, où
l'assailli subit des pertes très supérieures à l'as-
saillant.
On en a conclu que la guerre de mouvement,
LE PROBLÈMIC DE LA GRANDE GUERRE 183
OÙ les manœuvres d'infanterie et de cavalerie
jouent un rôle décisif dans la dislocation des
forces organisées de l'ennemi, est une forme de
guerre périmée, et que nous sommes entrés dans
une époque où la seule guerre est une « guerre
de tranchées )),ou « guerre de siège » ou « guerre
d'usure )),dans laquelle, grâce à la supériorité de
l'artillerie, on use, on détruit l'armée ennemie
quasi sur place ou sur les emplacements qu'elle
occupe dans une succession de reculs plus ou
moins espacés dans le temps.
Comment la paix pouvait sortir de cette « guerre
de tranchées » ou « d'usure », personne ne l'a dit
d'une manière précise. Tandis que la guerre de
mouvement fait naître des idées nettes sur le
moment et les conditions où la paix devient pos-
sible pour le victorieux et nécessaire pour le
vaincu (car chacun imagine des troupes en déroute,
ne pouvant se reformer et incapables de protéger
les centres vitaux du pays ennemi), la « guerre
de tranchées » n'a provoqué la naissance d'au-
cune idée claire. Tout au plus a-t-on imaginé un
effondrement soudain de l'Allemagne, consécutif
à une extrême lassitude.
Chose remarquable, on n'a pas considéré que
184 LE CHEVAL DE TROIE
cet effondrement ouvrirait le front et permettrait
la reprise de la guerre de mouvement : nombre
de publicistes ont pensé que, lorsque nous aurions
libéré notre territoire et une partie de la Bel-
gique, par une succession d'offensives locales et
limitées, il deviendrait possible de commencer
les négociations de paix avec une Allemagne prête
à s'effondrer. La terreur de Teffondrcment proche
jouerait le même rôle que l'invasion pour l'Alle-
magne assiégée et affamée. Ainsi « la guerre de
tranchées », la guerre scientifique réalisant une
tactique nouvelle, aboutirait à la victoire, que la
guerre de mouvement, guerre archaïque, concep-
tion de militaires attardés dans les idées napo-
léoniennes, ne peut plus assurer.
Si l'on veut bien calculer, avec les données de
l'expérience acquise, et non avec l'espoir irrai-
sonné, on se rendra compte que cette conclusion
de la « guerre de tranchées » est totalement chi-
mérique et que, avant d'atteindre le résultat ima-
giné, cette « guerre d'usure » aurait usé les Alliés
autant, sinon plus, que l'Allemagne et ses alliés.
En effet, les offensives à objectif limité s'accom-
plissant à l'aide de fortes préparations d'artille-
rie, ne donnent que des gains de lorrain médiocres
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 185
A en juger sur les résultats acquis, la libération du
territoire demanderait par ce moyen '■plusieurs
années.
En outre, ces offensives ne peuvent être réali-
sées qu'avec une dépense prodigieuse de muni-
tions et de matériel d'artillerie, que les Alliés ne
pourront supporter indéfiniment.
D'autre part, les Allemands, pratiquant devant
ces offensives des reculs méttiodiqucs sur des posi-
tions parfaitement organisées à l'arrière, s'épar-
gnent les pertes que leur causerait une résistance
absolument inutile sur leurs positions attaquées '.
S'il est vraisemblable que, par cette méthode,
nous pourrons libérer en quelques années le ter-
ritoire français et, en mettant les choses au mieux,
le territoire belge, en tout ou en partie, il est non
moins certain que, rétablis sur nos frontières,
nous nous trouverions, avec notre territoire re-
conquis presque entièrement dévasté, ayant subi
les pertes normales de la guerre, usés par l'effort
1. Cette mclhode présentait des avantages incontestables. Les
Allemands à qui l'exploitation des offensives en Serbie, en Rou-
manie, en Russie, permet moralement la défensive en France,
sachant qu'une première position attaquée est nécessairement
conquise, ont le plus grand intérêt à déjouer nos offensives
et à nous l'aire frapper en quelque sorte dans le vide.
186 LE CHEVAL DE TROIE
industriel nécessaire à la fabrication intensive des
canons et des munitions, devant une Allemagne
dont les armées, en bon ordre de bataille, ne
seraient pas plus fatiguées que les nôtres, pas plus
affamée que nous, peut-être moins même, si,
comme il est à craindre, elle peut trouver dans
une Russie abandonnée un complément important
de ressources alimentaires.
Que l'on considère, au surplus, que cette Alle-
magne serait, non l'ancienne Allemagne mais l'Etat
dominant dans leMittel-Europa,et l'on verra avec
clarté qu'elle serait, en 1918, 1919, 1920 ou plus
tard, dans une situation incomparablement plus
favorable pour ses desseins qu'eu 1914, en 1915
ou en 1916. Dans ces conditions, la maîtresse de
la paix serait le Mittel-Europa et non l'Entente.
Ce calcul, cette imagination très simples doivent
avertir que les idées de « guerre de tranchées »,
« guerre de siège » ou « d'usure » sont les pires
illusions que nous puissions entretenir, propres à
nous conduire nous-mêmes à la plus grande usure,
et finalement à la défaite.
De la « guerre de tranchées », aucune décision
ne peut sortir, ni l'anéantissement des armées
allemandes, ni leur affaiblissement excessif. Si les
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 187
deux partis ne peuvent se contraindre l'un l'autre
à quitter définitivement les retranchements, aucun
autre résultat ne peut être acquis que leur usure
mutuelle, sensiblement égale, s'ils disposent,
comme c'est le cas, d'effectifs et de moyens indus-
triels s'équivalant. L'aboutissement est nécessai-
rement la partie nulle, la paix blanche, et tout
est à reprendre.
Concevoir la guerre de tranchées comme une
guerre de siège est une illusion plus dangereuse
encore, qui ne provient au reste que d'un étrange
abus de langage et d'une gTossière assimilation.
Ni l'emploi des moyens de siège dans les hostili-
tés, ni la situation de l'Allemagne n'autorisaient
une telle conception de la guerre. Une Austro-
Allemagne complètement encerclée par les Alliés,
de la Mer du Nord aux Vosges, du Mont Lovcen
à la Baltique en passant par la Bukovine, rigou-
reusement bloquée sur l'Adriatique, la Mer du
Nord et la Baltique, eût pu être regardée comme
une grande forteresse assiégée, dont la capitula-
tion était affaire de temps. Mais jamais elle ne
s'est trouvée rigoureusement encerclée et, depuis
la campagne de Serbie, le siège de l'Austro-
Allemagnc est un mythe.
188 LE CHEVAL DE TROIE
Rechercher la victoire par la guerre dite de
tranchées est l'entreprise la plus vaine, qu'il vau-
drait mieux terminer le plus rapidement possible,
si nous ne pouvions espérer sortir de cette pré-
tendue forme nouvelle de la guerre.
11 est temps de dire que la guerre de tranchées
est une fable. Il y a des retranchements, sur les-
quels des armées, arrêtées depuis trois ans, con-
tinuent de procéder à un certain nombre d'actes
de guerre, retranchements que les deux partis
ont tenté de briser pour rentrer dans la guerre de
mouvement. Mais la guerre de tranchées n'existe
pas.
L'arrêt d'une armée sur des positions retran-
chées n'a d'autre objet que d'arrêter la bataille,
pour des troupes qui, momentanément, ne peuvent
la continuer sans s'exposer à la déroute.
L'arrêt des armées sur toute l'étendue du front
français n'a eu d'autre cause qu'une impuissance
passagère des deux armées. Le résultat, imprévu,
a été qu'elles se sont bloquées l'une l'autre et que
la marche de la guerre s'est trouvée enrayée sur
ce front.
La guerre ne peut se poursuivre que hors des
tranchées ; les batailles engagées sur ce front re-
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 189
tranché n'ont pas eu pour objet l'écrasement de
Tune des armées dans ses tranchées, ce qui est
matériellement impossible, mais leur fin, plus ou
moins éloignée, était d'obliger l'adversaire à quit-
ter définitivement ses retranchements et à accepter
la vraie bataille, celle de mouvement.
Les batailles qui ont été livrées sur le front
français sans aboutir à ce résultat, n'ont eu aucune
importance décisive, malgré l'énormité des pertes.
Elles ne comportent ni victoire, ni défaite. En
Champagne, en 1915, nous sommes arrêtés, mais
non battus. A Verdun, les Allemands échouent,
mais ne sont pas défaits. Pour les uns et les autres
le succès est incontestable, mais l'acquisition des
seuls résultats qui comptent à la guerre : l'exploi-
tation du succès, la poursuite, la démoralisation
et la dislocation de l'armée attaquée, échappe à
l'assaillant. Les uns et les autres peuvent renouve-
ler ces tentatives, sacrifier des milliers d'hommes,
dépenser des millions d'obus ; ils avancent ou
reculent d'une lieue, mais tant qu'ils demeurent
sur les terrains à retranchements, l'assailli s'ap-
puyant sur une position organisée à l'arrière, et
protégé sur ses flancs par des positions retran-
chées intactes, rien n'est changé à l'allure gêné-
190 LE CHEVAL DE TROIE
raie de la guerre, /es deux armées demeurant Vune
devant Vautre diminuées à peu près également,
mais en ordre de halaille parfait.
Ce que l'on a appelé la guerre de tranchées
n'est donc pas une forme ni même une forme
inférieure de la guerre ; c'est purement et sim-
plement l'arrêt de la guerre.
Rien n'est changé dans l'art militaire. 11 n'y a
de guerre que la guerre de mouvement (avec ses
épisodes de sièges), car elle est la seule qui donne
les résultats décisifs, acquis par une armée visant
l'anéantissement des forces organisées de l'ennemi.
Les principes de combat sur le terrain des tran-
chées sont exactement ceux de la bataille de mou-
vement. Un système de tranchées est abordé,
enfoncé, enveloppé selon les méthodes (concen-
tration, préparation, approche, assaut) qui valent
pour le combat de rencontre dans la guerre de
mouvement.
L'artillerie n'a pas, dansl'ensemble de la guerre,
l'importance capitale qui lui a été attribuée à la
suite de la longue occupation des tranchées. L'é-
norme augmentation du matériel et des munitions
se justifie par la nécessité où l'on était de cher-
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 191
cher à « dévaster », à « submerger » des positions
fortifiées afin de ne pas lancer des hommes « contre
du matériel », en ce qui concerne TofFensivc ; par
cette autre nécessité où l'on a été, dans la défen-
sive, de remplacer, par des barrages d'artillerie,
les défenses accessoires détruites par l'artillerie
adverse. Mais c'est l'infanterie qui, même dans
la lutte sur le terrain des tranchées, donne l'as-
saut, occupe en combattant, exploite le succès.
La bataille d'artillerie est un mythe. Les grandes
tentatives de rupture (Champagne 1915, Verdun
1916) l'ont prouvé surabondamment. L'artillerie
bouleverse les défenses ; mais quelle que soit sa
puissance, elle peut décimer les troupes, elle ne
les détruit pas, elle ne les démoralise même pas '.
1. Un exemple très net est donné par les premiers jours de
la bataille devant Verdun. L'infanterie, qui avait subi quatre
jours de bombardement sur ses positions retranchées (et qui
en avait peu soulTert), supporta sans un fléchissement de
nouveaux bombardements du 25 au 29 février, mais cette fois
presque en rase campagne. Les pertes furent incomparablement
plus élevées sous ce deuxième bombardement, mais il ne s'en-
suivit aucun recul. Les fantassins français ne cédèrent pas au
canon, mais à l'infanterie allemande, qui avait sur eux l'avan-
tage de l'offensive et du nombre et qui enleva la plupart des
positions (Bois des Caures, Herbébois, Chambretles, Ornes,
Plateau des Caurières, Bezonvaux, Massif d'Hardaumont) par
des manœuvres : attaques de flanc et enveloppement.
192 LE CHEVAL DE TROIE
La conclusion de ces tentatives a été fournie par
l'infanterie '.
L'infanterie demeure l'arme principale. L'in-
fanterie et la cavalerie sont appelées à jouer dans
la guerre présente le rôle décisif pour lequel
elles sont organisées.
En résumé, « la guerre de tranchées >■> est une
illusion ; la « guerre d'usure », une utopie, où
nous trouverions ladéfaite étant donnés les accrois-
sements qu'ont valus à l'Allemagne ses victoires
de mouvement sur d'autres fronts que le nôtre.
La guerre de mouvement, loin d'être une forme
de guerre archaïque, périmée, est la seule guerre
qui puisse être décisive et nous assurer la victoire.
Mais il reste que, depuis trois ans, nous sommes
enlisés dans les tranchées, et que la reprise du
mouvement paraît invraisemblable.
La vérité est que, sur le front de France, la
guerre est dans une impasse. Voilà le phéno-^
mène nouveau, mais qui n'est point sans analogie
dans l'histoire.
1. Il n'en est pas de même dans les offensives à objectif
limité, où l'essentiel de la besogne est fait par l'arlillerie. Aussi
bien n'obtient-on, dans ces offensives, que des résultats en
quelque sorte secondaires.
LE PRORLÊMK DE LA GRANDE GUERRE 11)3
Le problème est d'en sortir. Problème mili-
taire, économique et politi(juc. On peut se deman-
der si toutes ses données sont familières aux pu-
blicistes qui l'ont considéré.
Cheval de Troie 13
II. — L'impasse
L'impasse, ce n'est pas la tranchée. La nou-
veauté, ce n'est pas le retranchement.
La nouveauté qui a bloqué la guerre et nous a
conduits clans une impasse, c'est le fait que des
lignes de retranchements ont pu être organisées
et occupées par des garnisons assez denses sur
toute la largeur du terrain de manœuvres dont
disposaient les belligérants entre la mer et la
frontière de leur voisin neutre, la Suisse. Ce fait,
qui a rendu impossible toute 7nanœuvre d'enve-
loppement, domine la situation depuis trois ans.
Après la Marne, les deux partis, également re-
tranchés sur leur front, ont cherché à se débor-
der par des mouvements que l'on a improprement
désignés sous le nom de Course à la mer. Ils n'ont
abouti qu'à prolonger le front retranché jusqu'à
la mer, et le retranchement, qui ne marquait
pour eux qu'un temps d'arrêt dans la bataille,
LE TRORLÈME DE LA GRANDE GUERRE 195
les a bloques l'un l'autre, dépassant leurs inten-
tions respectives comme il dépassait sans cesse
les moyens de destruction qu'ils ont employés
pour le briser. C'est là la nouveauté, la surprise
de la guerre (aussi bien pour les Allemands que
pour les Alliés) et l'impasse.
L'établissement de cette double ligne de dou-
bles retranchements a arrêté les mouvements de
la guerre, à un moment où les deux partis étaient
encore en pleine force et a constitué une muraille
infranchissable *. Fait d'une importance énorme,
dans une guerre où sont engagés les intérêts de
deux civilisations radicalement opposées, et qui
comporte le risque de les conduire toutes deux à
leur destruction. La fausse direction de la poli-
1. L'analogie historique, au point de vue purement militaire,
est fournie par la Gmiide muraille et la Muraille d'Adrien.
Mais ces barrières, établies sur l'une des frontières lointaines
d'empires puissants et prospères, contre des peuples ou des
hordes incomparablement moins forts, n'ont qu'une impor-
tance secondaire et locale.
Les lignes turques de Hademkeuy et bulgares de Tchataldja
ont arrêté la guerre balkanique de la même manière, mais à un
moment où les Balkaniques avaient réalisé des conquêtes déjà
très importantes. Mais, peu étendues, elles n'offrent pas un
précédent militaire rigoureux ; politiquement, l'arrêt qu'elles
déterminaient n'avait quun intérêt local.
Le fait sans précédent est que la barrière de la Grande
Guerre intéresse toute la civilisation européenne.
196 LE CHEVAL DE TROIE
tique militaire du xix' siècle apparaît ici par les
conséquences de sa plus grande erreur.
La grande barrière est en effet une des consé-
quences du service militaire universel. Seules, des
armées nationales, mobilisant des millions d'hom-
mes, combattants et travailleurs, pouvaient ainsi
barrer le front sur toute l'étendue d'une fron-
tière. C'est le système de l'armée nationale, déjà
responsable de l'effroyable coût de la guerre, en
hommes et eji richesses, qui a acculé les princi-
paux belligérants dans cette impasse de la guerre
bloquée, où la lutte s'éternise- Nous aurons à
nous rappeler ce fait lorsque nous rechercherons
les moyens de sortir de l'impasse.
Mais il y a des causes secondes. L'organisation
de la Grande Barrière est due à la présence des
armées nationales. Mais sa durée, son renforce-
ment et, en somme, son inviolabilité, sont liés à
plusieurs faits :
1° Le progrès industriel qui a permis :
a) Le développement des moyens de transport
(chemins de fer et automobiles) grâce auxquels
on a toujours pu amener les troupes nécessaires
au renforcement d'un secteur attaqué, avant que
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 197
le retranchement ait complètement cédé ou que
les garnisons de ce secteur fussent complètement
submergées par un assaillant très supérieur en
nombre ;
h) Le renforcement de la défense en matériel
pour économiser les hommes et concentrer de
plus grosses forces dans les secteurs attaqués.
2° Le fait que le renforcement des retranche-
ments et des défenses accessoires a toujours été
en avance sur la puissance de destruction que les
deux partis pouvaient employer.
C'est ce qu'il s'agit de montrer en suivant les
transformations de la lutte sur le front barré.
Gomment l'inviolabilité du front retranché est
MAINTENUE. — Pour faciliter l'intelligence des
conditions de l'inviolabilité, il est utile de dis-
tinguer trois phases distinctes dans l'organisation
des retranchements :
1" la phase à une position avec points d'appui
ou centres de résistance à l'arrière (1914-1915) ;
2" la phase à deux positions avec points d'ap-
pui intermédiaires (1915-1916) ;
3° la phase à double série de deux positions
108 LE CHEVAL DE TROIE
avec postes ou points d'appui avancés (lî)17,
lignes Hindenburg et Siegfried) '.
Le front de la première phase n'aurait pas tenu
huit jours devant la puissance de destruction
mise en œuvre par nous pendant la deuxième
phase, et ainsi de suite. Mais la puissance de des-
truction dont les deux partis disposent au cours
de la troisième phase est insuffisante pour provo-
quer une rupture totale du front retranché de
cette même phase.
Prejnière 'phase. — Le front est barré par une
seule position établie sur la ligne d'arrêt des
combats et constituée par deux ou plusieurs lignes
de tranchées, distantes de cinquante, cent ou
deux cents mètres les unes des autres. Presque
partout, les tranchées sont protégées par plu-
sieurs rangées de piquets et de fil barbelé.
1. Ces trois phases chevauchent naturellement l'une sur
l'autre; elles ne sont pas dans la réalité ni aussi distinctes
dans le temps, ni aussi différentes dans leur organisation. Mais
il s'agit ici d'une vue générale.
Rappelons, pour éviter une confusion fréquente dans le lan-
gage comme elle l'est dans les idées du grand public, que la
position est composée essentiellement do deux ou plusieurs
lignes de tranchées, distantes de cinquante à cent, ou deux
cents mètres les unes des autres, selon le terrain, avec ou sans
postes avancés, et réduits à l'arrière.
LE PROBLÈME! DE LA GRANDE GUERRE i99
A tift, deux oti trois kilomètres à l'arrière, des
points d'appui sont organisés : mamelons, bois,
fermes, villages, protégés sur toutes leurs faces,
mais non reliés entre eux. Positions et points d'ap-
pui sont occupés par des garnisons assez nom-
breuses pour retenir une attaque. Les réserves
sont proches.
Les premières tentatives faites contre ces lignes
révèlent qu'urte attaque précédée d'un simple
« arrosage » d'artillerie est disloquée, brisée dans
son élan et finalement arrêtée par les défenses
accessoires que les groupes du génie et les fantas-
sins ne peuvent faire sauter ni couper sous le feu
de l'ennemi abrité. On découvre qu'on ne lutte
pas avec des hommes contre du matériel.
L'attaque doit être précédée d'un bouleverse-
ment, d'une destruction des défenses. Or, à ce
moment, l'artillerie n'est guère capable que de
faire des brèches dans les réseaux. En outre, sa
puissance de destruction contre les points d'appui
de l'arrière est très limitée. Réussit-on à passer
par les brèches de la première position, on doit
faire le siège des points d'appui peu entamés,
dont la garnison n'est pas ébranlée et dont le feu
bat tous les couloirs libres entre les points d'ap-
200 LE CHEVAL DE TROIE
pui. Ce temps d'arrêt est amplement suffisant
pour l'arrivée des renforts qui contre-attaquent
par les couloirs, ou barrent ceux-ci, organisant le
terrain, transformant ainsi la ligne des points
d'appui ou des centres de résistance en nouvelle
première position. L'attaque est arrêtée, la ba-
taille de mouvement ne peut s'engager parce que
l'on n'a pas pu, selon l'expression du capitaine
LaiTargue, « avaler d'un seul coup toutes les dé-
fenses de l'ennemi », parce que l'on n'a pas pu dé-
moraliser les garnisons de soutien qui demeu-
raient abritées et protégées dans les centres de
résistance de l'arrière.
Toutefois, pendant cette première phase, la ré-
sistance des positions ne dépassait pas très sen-
siblement la puissance de destruction de l'artil-
lerie. La première position était plus linéaire que
profonde. L'ensemble était à la merci d'un coup
particulièrement heureux, que pouvait servir une
forte concentration d'armes.
L'ensemble des défenses pouvait être submergé
par une offensive, à condition que celle-ci pût
« l'avaler » en une seule journée d'assaut, de telle
manière que l'enneufl n'eût pas le temps ni de se
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 201
reformer en arrière ni d'amener ses renforts pour
aveugler la brèche ouverte.
Cette précarité de la défense ne fut pas de
longue durée. Mais, au printemps de 1915, elle
était la règle presque générale. On le vit aux
attaques de mai. 11 semble bien que presque toutes
les conditions du coup heureux furent réunies à
cette époque. Elles le furent au moins pour les
défenses de première ligne qui furent enlevées en
une heure, le 9 mai. La trouée était faite. Les
Allemands avaient eu trop de confiance dans la
valeur de leurs défenses. Mais, de notre côté, après
avoir eu un certain mépris pour les défenses
accessoires, nous les avions sur-estimces, et les
expériences déjà acquises faisaient penser que
l'enlèvement des défenses prendrait deux jours.
L'opération ayant exigé un temps bien moindre,
les troupes d'exploitation du succès manquèrent
au moment propice. Les Allemands purent se
reformer à l'arrière.
Le capitaine LafFargue, auteur de l'admirable
Elude sur l'attaque * que connaissent tous les
1. Etude sur l'attaque da/is la période actuelle de la guerre.
Impressions et Réflexions d'un coninumdant de conipar/nie, par
le capilainc Aiulrô LalTarguc. (Une plaquette in-S", Paris, 1916,
202 LE CHEVAL DE TROIE
officiers français, envifîageant l'avenir immédiat,
a pu légitimement croire à la possibilité de la
trouée. La doctrine qu'il en a faite alors, mer-
veille de précision et de vigueur, aurait proba-
blement pu être confirmée par l'expérieùce si l'oil
avait été en mcstire de renouveler une offensive
immédiate. Mais il fallait réunir des moyens plus
puissants pour surprendre de nouveau les Alle-
mands prévenus par les affaires de mai 1915. Or,
quand ces moyens furent réunis, nous étions entrés
dans la deuxième phase de l'organisation des
défenses qui, en peu de mois, prit un avantage
énorme sur la puissance de destruction qui la
menaçait.
Deuxième phase. — Au coufs du printemps et
surtout pendant l'été de 1913, particulièrement
dans les secteurs visiblement menacés, la seconde
ligne de défense, non continue, que signalait le
capitaine Laflargue, avait été transformée en ligne
ou plutôt en posidojî cojitinue d'Un bout à l'autre
du front, et les points d'appui et Centres de résis-
Plon, édit.) Cette étude, il est bon de le noter, a été écrite par
cet émincut officier peu après les attaques de mai 1915.
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 203
tance reliés entre eux par des réseaux avec postes
intermédiaires protégés.
On se trouvait donc devant un problème nou-
veau dont l'énoncé va montrer qu'il était inso-
luble, eu égard aux moyens de destruction dont
nous disposions alors.
L'organisation de la défense est faite sur une
profondeur qui varie de une à deux lieues, avec
grands centres de résistance très éloignés de la
première position.
Elle comprend :
Une première position (encore établie sur la
ligue d'arrêt des combats) qui a été considérable-
ment renforcée en défenses accessoires, abris
profonds, matériel, mitrailleuses, etc., et qui com-
munique avec l'arrière par des boyaux nombreux
et profonds. Cette position a toutefois de nom-
breux points faibles, du fait que le terrain a été
utilisé, mais non choisi, et qu'il est très obser-
vable à l'observation directe ou à l'observation
aérienne.
A un ou deux kilomètres à Tarrière, sur la
ligne des points d'appui et des centres de résis-
tance renforcés, des réseaux barrent les couloirs,
à contre-pente chaque fois que le terrain le per-
20 't LE CHEVAL DE TROIE
met, et disposés de telle manière qu'ils arrêtent
les troupes sous les feux croisés des points d'ap-
pui. Cette partie du terrain est du coup barrée
pour la cavalerie.
A plusieurs kilomètres en arrière de la pre-
mière position, une deuxième position est orga-
nisée, semblable à la première, mais possédant
sur celle-ci une forte supériorité :
elle est organisée selon toutes les règles de
l'art, aucune nécessité adverse n'ayant imposé
l'adoption d'un terrain défectueux ;
elle échappe aux vues directes ; et par sur-
croît les travaux à contre-pente y sont multipliés ;
la plupart de ses défenses iniportantes sont
parfaitement dissimulées.
Le problème de l'attaque de cette double posi-
tion demeurant très exactement le même que
dans la première phase, tel qu'il a été posé par
le capitaine Laffargue : « Avaler l'ensemble des
défenses d'un seul coup, en un seul jour »,on voit
quelle énorme difficulté ajoute l'existence de la
deuxième position.
Etant donné c qu'on ne lutte pas avec des
hommes contre du matériel », il sera nécessaire
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 205
de bouleverser complètement les défenses par l'ar-
tillerie, mais :
tandis que la première position, observée par
tous les moyens, repérée dans presque tous ses
détails, sera complètement bouleversée par le tir
réglé de l'artillerie ;
tandis que la ligne de points d'appui, dont les
défenses sont assez bien connues, subira des dom-
mages graves,
la deuxième position, inobservable, sur laquelle
on ne possède que des renseignements fragmen-
taires, sera fort peu entamée, et constituera,
quel que soit le sort de la première position, une
suites de redoutes solides dont les garnisons, se
sentant parfaitement protégées par des défenses
quasi-intactes, attendront l'assaillant de pied
ferme, d'autant plus qu'elles n'auront pas le spec-
tacle du reflux en déroute des troupes de la pre-
mière position, celles-ci devant être ou anéanties
ou faites prisonnières.
L'assaillant peut, après une forte préparation
d'artillerie, enlever la première position en une
heure, sans subir de grandes pertes, enlever la
ligne de points d'appui en une journée, avec des
pertes plus sévères et un bonheur inégal, il se heur-
200 LE CHEVAL DE TROIE
tera inévitablement à une seconde position solide
où sa progression sera arrêtée net, et contre la-
quelle il devra renouveler une préparation d'ar-
tillerie dont la seule organisation (repérage, ins-
tallation des batteries), lui demandera au moins
un mois d'efforts. Le coup doit être manqué, et
l'expérience française de Champagne (1915), l'ex-
périence allemande de Verdun (1916) ont montré
comment ces entreprises échouent.
Une seule chance pour l'assaillant : celle de la
surprise, qui lui permettrait d'enlever sans efforts
une seconde position non occupée, ou occupée par
les très faibles éléments qui l'occupent normale-
ment et qui sont tout à fait insuffisants pour uti»-
liser et défendre la position.
La surprise proprement dite est impossible du
fait que l'on est obligé de faire devant la région
visée une énorme concentration de troupes qui
ne peut échapper à la connaissance de l'ennemi.
Toutefois peut-on tromper l'ennomi et, par les
moyens que l'on connaît, le laisser dans l'incer-
titude quant au secteur qui sera attaqué. Cette
incertitude serait fatale à l'assailli si elle ne ces-
sait qu'au matin de l'assaut. Mais elle cesse com-
plètement pendant le bombardement de plusieurs
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 207
jours qui précède l'assaut, et à ce moment inter-
vient un facteur qui lui permet la parade avant
l'assaut et les contre-attaques pendant les as-
sauts.
C'est le progrès des transports qui lui donne
les voies ferrées et les miUi^rs de camions auto-
mobiles grâce auxquels il peut amener presque
à pied d'œuvre les renforts pour la défense et la
contre-attaque.
Dans ces conditions, le combat se déroule avec
une régularité mathématique :
après un bombardement de plusieurs joprs,
l'assaillant « avale » la première position, enlève
les points d'appui, ramasse les prisonniers par
milliers et s'arrête net sur la seconde position,
Si quelqu'une de ses troupes réussit à faire brèche
dans la deuxième position, ou bien elle est re-
foulée par une contre-attaque, ou bien elle est
« avalée » à son tour,
On n'a pu provoquer sur aucun point la fuite
des défenseurs qui sèment la panique parmi les
troupes de l'arrière. Dans ces combats, les fuyards
sont peu nombreux. La rapidité avec laquelle les
premières défenses sont enlevées interdit la fuite
des occupants qui ne peuvent ainsi démoraliser
i08 LE CHEVAL DE TROIE
les troupes de soutien et provoquer l'abandon de
la seconde position.
Encore une fois, la puissance de destruction
était inférieure à la résistance des défcnsesrLe
problème est alors de procéder à un pilonnage
des deux positions, sans repérage en ce qui con-
cerne la seconde, l'écrasement étant poursuivi
mètre carré par mètre carré. Après les attaques
sur la Somme en 1916, le péril devient sérieux
pour les Allemands ; il semble que nous soyons
sur le point de réunir toutes les conditions néces-
saires à l'écrasement et à Tenlèvement rapide des
deux positions qu'un déluge de fer et de feu va
submerger également, et le pilonnage des posi-
tions successives, plus ou moins organisées, pro-
duira une telle pression, sur un front mouvant,
que la rupture est quasi certaine.
Les conditions sont en effet réunies (Somme,
1917), mais nous somjnes dans la troisième phase
en ce qui touche l'organisation des défenses.
Troisième phase. — La grande barrière est
doublée. Ce n'est plus seulement une double posi-
tion qui nous est opposée. C'est une double série
de doubles positions.
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 209
La première position, sur les points vitaux sur-
tout, a été transformée. Elle est beaucoup plus
profonde. Lçs obstacles, les travaux ont été mul-
tipliés, enchevêtrés sur tout le terrain des deux
positions. Mais le fait capital est que, à dix, vingt
ou trente kilomètres à l'arrière, une nouvelle
série de positions a été organisée, loin de toute
pression adverse, hors du feu de l'artillerie, c'est-
à-dire que ces nouvelles lignes ont, plus que la
deuxième position, tous les avantages que donnent
et l'observation presque rigoureuse de toutes les
règles de l'art, et la liberté du travail exécuté loin
du feu.
Ces lignes (lignes Hindenburg ou Siegfried)
pourvues de toutes les ressources de la défense,
d'innombrables travaux souterrains, précédées
d'avancées fortement organisées, desservies à
l'arrière par des voies ferrées à multiples voies
de garages avec quais de débarquement dans les
secteurs importants, et enfin raccordées aux pre-
mières lignes au point où les attaques sont impro-
bables, ces lignes permettent un repli en bon ordre
au moment de l'attaque, repli qui sera exécuté non
au moment où l'assaillant pourrait le transformer
Cheval de Troie 14
210 LE CHEVAL DE TROlli
en retraite désordonnée, mais au moment choisi
par l'assailli.
Dans ces conditions, Tassailli est maître de ré-
sister à une offensive ou de la faire frapper dans
le vide.
Dès que l'offensive est annoncée, certaine, l'as-
sailli se prépare à la fois à la résistance et au
repli. Tout le terrain compris entre les deux séries
de positions est dévasté, truqué, miné, de telle
manière que la marche de l'assaillant y soit en-
travée par la multiplication des obstacles arti-
ficiels.
S'il est prévu que l'offensive attendue est assez
forte pour mettre en péril les deux positions, on
la laisse monter complètement, et au moment où
elle se déclanche, le repli est ordonne. La bataille
n'a même pas lieu ; l'assaillant frappe dans le
vide, puis avance sur un terrain dévasté où il ne
peut prendre contact avec l'ennemi, qui installe
ses troupes sur les nouvelles lignes. Tout est à
refaire, il faut monter une nouvelle offensive contre
des positions nouvelles plus fortes que les précé-
dentes et contre lesquelles on ne pourra rien sans
plusieurs mois de travaux.
Ces replis ne se produisant que sur le terrain
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 211
des offensives et devant des offensives particuliè-
rement fortes,
Nous nous trouvons bien dans une impasse.
Aucune décision ne pouvant sortir de la « guerre
de tranchées », il faut rechercher la décision dans
la guerre de mouvement K
1. Je crois devoir rappeler, ou faire observer, que les Alle-
mands, à qui un préju{!;é assez répandu reconnaît une certaine
maîtrise dans « la guerre de tranchées », n'ont en aucune ma-
nière mené cette guerre. Après avoir reconnu l'état du front
français, ils ont recherché le mouvement, qu'ils ont trouvé
dans les campagnes de Galicie et de Russie, de Serbie et de
Roumanie, où ne se rencontraient pas les conditions générales
qui barrent le front en France. Leur entreprise contre Verdun
est une tentative pour rentrer dans le mouvement en France
même, et faite sur le seul point du front où elle avait chance
de réussir. Hors Verdun, les Allemands se sont bornés en
France à des batailles locales, destinées à leur assurer ou à
leur conserver soit des observatoires, soit des positions favo-
21:2 LE CHEVAL DE TROIE
Or, au moins dans l'état actuel de l'armement,
l'organisation des défenses interdit la reprise de
la guerre de mouvement, les fronts retranchés
étant infranchissables ».
Pouvons-nous sortir de l'impasse ?
Dès l'instant que nous savons que nous y som-
mes, le reste est une question de volonté et de
choix des moyens.
La solution n'est pas au-dessus de l'intelligence
ni de l'industrie humaines. Encore faut-il la cher-
cher dans une autre direction que le fond même
de l'impasse et voir clairement que le problème
est, non point d'écraser le retranchement, mais de
le tourner, ou de l'annuler, ou de le surmonter
rables à la reprise d'une offensive future, soit encore à main-
tenir une ligne qu'ils considéraient comme une frontière pro-
visoire.
1. La trouée faite par les Austro-Allemands dans le front
italien n'infirme pas cette thèse. On sait que le succès de l'opé-
ration austro-allemande est dû initialement non pas à l'action
militaire, mais à la stratégie d'arrière-front qui a démoralisé
les défenseurs par une action intérieure. En fait, les troupes
d'un secteur important, travaillées par le défaitisme, laissent
passer l'ennemi. Mais nous reviendrons là-dessus en recher-
chant les moyens d'annuler le retranchement.
III. — L'iSSDE
La raison indique plusieurs directions (où
l'on retrouve la manœuvre à longue portée), soit
dans une action militaire de grande envergure,
ou dans une préparation industrielle considéra-
ble ou dans une préparation politique longue et
délicate. — Enumérons tout d'abord les moyens
avant de rechercher leur valeur :
tourner le fronts soit par un débarquement en
arrière du front ennemi, soit par une manœuvre
portant le gros effort de la guerre sur une région
de l'Europe où l'établissement d'un front retran-
ché continu est une impossibilité matérielle ; ou
encore sur une région dont l'accès est interdit par
la neutralité ;
annuler le retranchement, c'est-à-dire le ren-
dre inutile ou inefJBcace, soit par l'emploi de
moyens matériels qui obligent l'ennemi à en sor-
tir ; soit par un procédé qui, renouvelant une
214 LE CHEVAL DE TROIE
vieillerusedeguerreavecla puissance industrielle
moderne, permettra le transport des troupes à
l'intérieur et au delà des positions ennemies ;
surmonter le retranchement^ par le transport
aérien de troupes assez nombreuses capables de
faire, par leurs seuls moyens, des raids en pays
ennemis, ou de mener une attaque sérieuse en
arrière de l'ennemi, au moment d'une attaque
frontale.
faire le vide dans le retranchement^ par la
guerre d'arrière-front qui, utilisant une des gran-
des faiblesses des armées nationales, démoralise
les défenseurs d'un front et les incite à l'aban-
donner.
Enfin, combinaison de ces divers moyens, avec
plusieurs attaques frontales simultanées, menées
avec une énorme supériorité d'effectifs et de ma-
tériel au cours desquelles la surprise sur l'un au
moins des points attaqués, jouerait grâce à la
manœuvre intérieure.
a. — Tourner le front.
Le débarquement en arrière du front ennemi
est, de l'avis des spécialistes, une entreprise dont
LE PROBLÊME DE LA GRANDE GUERRE 215
les chances de succès sont fort peu nombreuses,
qu'on la considère sous son seul aspect militaire
ou sous son aspect politico-militaire. Aussi bien
n'est-il mentionné ici que pour mémoire et pour
nous donner l'occasion de marquer qu'un débar-
quement dans la péninsule danoise ne pourrait
conduire qu'à renouveler l'expérience de Gallipoli.
Porter l'effort de la guerre, provisoirement au
moins, dans une région de l'Europe où l'établis-
sement d'un front retranché continu est impos-
sible, est une entreprise dont les chances de réa-
lisation étaient beaucoup plus nombreuses en
1915 qu'en 1917. On ne peut guère que regret-
ter que les larges conceptions d'un général et
d'un ministre français n'aient pas été acceptées
par l'Entente en 1915, au moment où leur audace
s'appuyait sur des possibilités qui nous manquent
en 1917, L'invasion de la Serbie et du Monténé-
gro a fortement réduit les chances de l'Entente
dans cette direction.
La manœuvre par une région encore neutre
comporte plus de chances. Mais elle est exclue
pour l'Entente par sa nature même. [1 reste que
les intéressés ne regardent pas leur neutralité
comme une situation définitive.
21G LE CHEVAL DE TROIE
h. — Annuler le retranchement.
Obliger l'ennemi à sortir de ses retranchements
en lui rendant la vie physiquement impossible
dans la tranchée et sur le terrain qu'il occupe
est un moyen auquel les Allemands ont pensé les
premiers : ils l'ont réalisé par l'emploi des gaz
asphyxiants. La parade est venue aussitôt, et bien
que l'emploi des gaz donne aux deux partis une
arme terrible; les plus épaisses nappes de gaz ne
contraignent plus ni l'un ni Tautre à abandonner
les positions.
On a pensé plus heureusement à rendre le re-
tranchement inefficace, en transportant des élé-
ments d'assaut à l'intérieur ou au delà des posi-
tions ennemies, dans des machines blindées, se
mouvant sur tous les terrains.
On aboutit au cAar d"a55«?</, cuirassé terrestre ou
fortin mobile, qui, dans une certaine mesure, an-
nule le retranchement. Mais les faibles dimensions
et la lenteur de ces machines, leur nombre encore
restreint ne donnent au char d'assaut qu'une utilité
secondaire, appréciable seulement dans certains
épisodes de l'attaque d'une position (réduction de
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 217
fortins de mitrailleuses, par exemple). 11 faudrait
des machines beaucoup plus puissantes, moins
vulnérables, capables de porter dans leurs flancs
des groupes d'infanterie, pour franchir heureuse-
ment la zone d'obstacles de deux positions et por-
ter la bataille en terrain libre. 11 y a toutefois là
une indication des plus utiles, mais il semble
que l'on ne doive considérer l'artillerie d'assaut
que comme une auxiliaire, sans perdre de vue que
de grands perfectionnements techniques peuvent
en faire une arme de premier ordre '.
c. — Surmonter le retranchement.
On sera sage de ne pas exciter l'imagination des
peuples dans ce sens : le transport de troupes
1. L'auteur rédigeant ce chapitre vers le 10 novembre 1917,
prenait soin de s'exprimer, en ce qui concerne les chars d'as-
saut, avec une réserve que ne lui commandaient pas ses ré-
flexions antérieures mais qu'imposait l'expérience des chars
d'assaut en avril 1917. L'expérience anglaise du 20 novembre
1917 en Cambrésis montre que l'on se rapproche sensiblement
des perfectionnements nécessaires ; on verra plus loin, en ap-
pendice à ce chapitre (page 227) cet événement commenté dans
une note rédigée immédiatement après la trouée faite par les
chars d'assaut anglais dans le front allemand. (Note du 25 no-
vembre 1917.)
218 LE CHEVAL DE TROIE
d'attaque par les voies aériennes, car dans l'état
actuel de l'industrie de l'aviation, et étant donné
qu'une attaque sérieuse exigerait le transport
d'une troupe énorme, on risquerait de provoquer
de grandes déceptions. Mais ces réserves faites, il
reste qu'il sera de première importance de tra-
vailler à un grand développement de l'aviation
en imaginant les conséquences que peuvent avoir,
moralement et matériellement :
des raids de fortes escadres en pays ennemi,
raids comportant Tattaque aérienne et terrestre
de villes éloignées du front et par lesquels la
guerre serait portée à l'intérieur;
des descentes de troupes en arrière de Tennemi
au cours d'une attaque de front.
L'écrasante supériorité dans la guerre aérienne
que vaudra à l'Entente la participation des États-
Unis nous permet de tenir grand compte de la
valeur de l'arme nouvelle. Le moins qu'on en
puisse dire, c'est que le développement de la
guerre aérienne doit déterminer un affaiblisse-
ment du front ennemi en hommes et en matériel.
Mais, encore un coup, ici, retenons notre imagina-
tion.
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 219
d. — Le retranchement vide.
La guerre d'arrière- front.
En ouvrant ce chapitre, je sollicite particulière-
ment l'attention du lecteur. Voici un des plus
importants moyens de guerre dans la situation où
nous sommes.
Nous avons eu l'avant -guerre, par laquelle
l'ennemi prépara les routes de son armée d'in-
vasion.
Nous sommes maintenant dans la guerre d'ar-
rière-front. La guerre de mouvement ayant été
arrêtée avant les batailles décisives, la barrière
des retranchements étant infranchissable, on or-
ganise une véritable armée d'arrière-front dont
la tâche, sous le couvert de la propagande paci-
fiste, est de déclancher, à l'intérieur d'un pays,
une action d'allure révolutionnaire au cours de
laquelle les défenseurs du front abandonneront
les retranchements, et ouvriront ainsi le front à
l'armée d'invasion pour la reprise de la guerre
de mouvement.
Ce que l'on connaît sous le nom de propagande
pacifiste et de propagande défaitiste n'a point
220 LE CHEVAL DE TROIE
pour objet de conduire un peuple en armes à une
paix rapide. C'est une opération militaire desti-
née à vider le retranchement, c'est-à-dire à annu-
ler l'obstacle que l'artillerie ne peut détruire
assez complètement pour que l'infanterie puisse
le franchir. C'est une opération qui remplace le
bombardement inefficace, et qui, par surcroît,
peut déterminer une dislocation partielle ou to-
tale des forces organisées du pays attaqué.
Ces observations sont capitales ; elles permet-
tent de comprendre que certaines affaires, clas-
sées, dans quelques pays de l'Entente, comme
affaires de « commerce » ou « d'intelligences
avec l'ennemi », sont des opérations militaires
conduites par l'ennemi, avec une troupe et des
cadres, et qui tendent à l'ouverture du front
retranché.
Il semble bien que la conception de la ma-
nœuvre . d'arrière-front ait été faite d'abord en
Allemagne. Il est certain que, jusqu'ici, l'Alle-
magne seule a dirigé cette manœuvre avec une
pleine conscience de son objet et un sens juste
dans le choix des moyens, parce qu'elle la regar-
dait comme une manœuvre militaire, tout en lais-
sant croire à l'Entente qu'il s'agissait de ce que
LR PROBLÈME DfO LA GRANDE GUERRE 221
l'on nommait « offensive diplomatique » tendant
à la paix. On sait quels avantages elle en a obte-
nus : la désorganisation d'une grande partie des
forces russes (avec la plus grande économie de
forces que l'on puisse imaginer, puisqu'il n'y a
pas eu bataille) ; la rupture du front italien, rup-
ture locale permettant une reprise de la guerre de
mouvement. On sait également que les Allemands
ont dirigé une tentative Vie même ordre, en mai
19 17, sur l'arrière des armées françaises. Les Alle-
mands renouvelleront ces manœuvres, qu'exige
la conduite de la guerre. Mais l'Entente doit les
utiliser contre le Mittel-Europa.
On se gardera d'indiquer ici sur quelles idées,
sur quels sentiments, sur quelles situations poli-
tiques, l'Entente peut s'appuyer pour mener la
guerre d'arrière-front dans toute l'étendue du
Mittel-Europa. Mais on peut dire à la faveur de
quelle situation générale la guerre d'arrière-front
peut être menée chez tous les belligérants.
La mobilisation générale a créé chez tous les
peuples en guerre une difficulté morale que la
longue durée de la guerre aggrave sans cesse. Le
soldat et le simple mobilisé ont à faire et à re-
faire chaque jour l'accord entre leur intérêt indi-
2i2 LE CHEVAL DE TROIE
viduel et l'intérêt général. Les soldats d'une armée
de métier n'auraient pas à résoudre ce problème,
le plus grave qui soit pour les soldats d'une ar-
mée nationale pour qui les longs sacrifices con-
sentis, les pertes matérielles, l'insécurité de leur
famille dans le présent et dans l'avenir, ne sont
compensés que par la satisfaction tout idéale du
devoir accompli, les décorations et l'attente d'une
victoire aux résultats de laquelle il n'y a pas de
participation individuelle assurée. La dispropor-
tion entre le sacrifice et le résultat individuel est
telle que, la guerre durant, il se crée un malaise
grave que ne suffit pas à dissiper la crainte de
tomber sous la domination étrangère. Dans les
périodes d'extrême fatigue, de dépression phy-
sique ou morale, d'échec militaire, ce malaise
s'aggrave singulièrement. Il n'est pas d'âme, si
bien trempée soit-elle, qui n'en ait été obscurcie.
Toutes les armées belligérantes soufi'rent de cette
situation. Tout Etat en guerre doit y porter re-
mède dans ses armées et utiliser ce malaise pour
démoraliser les armées de l'ennemi.
Mais il ne faut pas perdre de vue que cette utili-
sation ne peut avoir de conséquence importante
que si elle est conduite comme une opération
LE l'ROnLÈME DE LA GRANDE GUERRE 223
militaire, c'est-à-dire par le moyen d'une véritable
troupe, masquée et encadrée, opérant en territoire
ennemi et prête à transformer le malaise en crise
aiguë au moment où l'on est en mesure de déclan-
cher une offensive bien montée. Il va de soi que
la cavalerie de Saint-Georges joue un rôle capital
dans ces affaires, et qu'il est de première impor-
tance de ne pas la ménager. Si l'on veut bien ne
pas se laisser hypnotiser par la formule : « Des
canons, des munitions ! » (qui nous a rendu de
grands services, mais qui est d'une exclusivité
dangereuse), on verra qu'il est bien moins coûteux
de monter une manœuvre d'arrière-front, avec une
cinquantaine de millions, et qui a quelques chances
d'ouvrir le front, que d'exécuter une préparation
d'artillerie de cinq millions d'obus, qui coûte dix
fois plus, et qui ne vaut à l'assaillant qu'une bande
de terrain de dix lieues carrées. Ce calcul explique
la générosité de l'Allemagne dans ce que MrLloyd
George a nommé le boloïsme '.
1. Les manœuvres d'arrière-front peuvent avoir un résultat
général auquel il vaut mieux ne faire qu'une allusion discrète
et qu'imagineront aisément les esprits perspicaces. Il y a là un
danger certain, que l'on peut au reste circonscrire si on le pré-
voit, et qui nous conduirait de nouveau, au reste, à la guerre
de mouvement. Mais on réserve toutes réflexions là-dessus ;
224 LE CHEVAL DE TROIE
e. — La liaison générale.
Quelle que soit la valeur respective des moyens
de rupture déjà considérés (ils sont de très iné-
gale valeur), on peut penser qu'aucun n'est assez
puissant pour provoquer une grande rupture des
fronts retranchés. Il n'en est pas de même de la
liaison générale de ces moyens, parfaitement dosés,
combinée avec plusieurs attaques frontales simul-
tanées où la surprise jouera grâce à la manœuvre
intérieure. On sait que la surprise a été exclue, né-
cessairement, de toutes les offensives déclanchécs
sur le front franco-anglais depuis 1915. L'ennemi,
dans la certitude où il est quant au point d'attaque,
renforce le secteur attaqué en temps utile. Ce
renforcement lui serait beaucoup plus difficile
s'il se trouvait devant plusieurs offensives, égale-
ment puissantes, et dont le développement res-
pectif par des troupes de manœuvres serait subor-
donné aux décisions prises après l'engagement
par le commandement.
nous nous bornons à appeler l'attention des responsables et
du public sur la guerre d'arrière-fronl. Que nous le voulions
ou non, nous y sommes, et il s'agit de ne pas la subir. Dans
ces manœuvres, la défensive serait un péril de mort.
LE PROBLÈME DE LA GRANDE GUERRE 225
Mais c'est poser la question d'une augmenta-
tion des effectifs et du matériel qui ne peut être
résolue que par l'entrée d'une nouvelle armée
dans la bataille.
L'imagination la plus pondérée montre que
l'issue d'une bataille générale engagée dans ces
conditions ne peut être douteuse. Ce n'est pas la
victoire finale ; mais les routes de la victoire sont
ouvertes. 11 n'est point de front à simple, double
ou triple position qui puisse résister lorsqu'il su-
bit en même temps des manœuvres qui, sur des
points différents, le tournent, l'annulent, le sur-
montent, le vident, et le livrent enfin à une triple
attaque qui le frappe en avant au moment où ses
défenseurs entendent l'appel sinistre de la pa-
nique.
Arrêtons ici tout mouvement d'imagination. Ce
chapitre a été écrit pour rappeler quelques traits
du visage de la Guerre que l'on avait pu croire
effacés par les fumées des combats de ce siècle. La
Face terrible n'a pas changé, et elle prononce les
mêmes commandements qu'autrefois. Si le mou-
vement qu'elle ordonne est arrêté, que notre rai-
son trouve la voie par où nous le reprendrons.
Cheval de Troie 15
226 LE CHEVAL DE TROIE
Cette muraille, contre laquelle se brisent les efforts
de deux partis immenses, serait-elle l'obstacle au
pied de quoi la civilisation s'épuiserait et péri-
rait ? Non, si notre intelligence et notre volonté
le surmontent. Mais ce ne sera pas sans préparer
et réaliser ces manœuvres que peut symboliser
une antique ruse de guerre. Rien ne change dans
Tart des combats, sinon leurs proportions, et la
forme et la puissance des armes. Devant les ré-
seaux de fils de fer barbelés comme au pied des
remparts de Troie, il faut que l'intelligence trouve
le moyen de porter la terreur et la mort de l'autre
côté des murs qui en défendent l'ennemi. Il y a
d'autres leçons à prendre devant Troie : en pre-
mier lieu, la longue patience, et le moyen suprême
de coordonner les forces. Car on ne peut prépa-
rer la victoire lointaine dans la discorde et le
tumulte.
Baraquements de Souville, août 1915.
Vaux, décembre 1915. Paris, 17 novembre 1917.
Appendice au Chapitre VII
LE PROBLÈME RÉSOLU
Du 9 MAI 1915 AU 20 NOVEMBRE 1917
Le Cheval de Troie devant Cambrai
La rédaction du chapitre qui précède, commencée aux
baraquements de Souville en août 1915, continuée à
Vaux en décembre 1915, puis interrompue par les mille
obligations de la vie militaire, a été refaite à Paris et
achevée le 17 novembre 1917. Trois jours après, se dé-
clanchait l'offensive anglaise du Cambrésis, où l'on
voyait, enfin, réapparaître la surprise, réalisée grâce à
l'emploi systématique des tanks. De très anciennes
prévisions se trouvaient confirmées par les événements.
L'auteur de ce livre en tira immédiatement la leçon
dans une note qui fut publiée par V Action Française
le 24 novembre. On trouvera à la fin du présent volume
les notes que l'auteur avait rédigées en 1915 ; on y
verra que l'auteur avait, dans l'emploi des tanks pour
la surprise et la traversée des retranchements, une
confiance qu'il s'est retenu d'exprimer dans les pages
qui précèdent : l'expérience faite avec les tanks en
228 LE CHEVAL DE TROIE
octobre 1916 et en avril 1917 avait été peu con-
cluante ; une certaine réserve s'imposait. Apres la
journée du 20 novembre 1917, on peut s'exprimer
plus librement, et faire, en même temps que quelques
constatations, de modestes anticipations. Mais rappe-
lons les événements.
Le 20 novembre 1917, les Anglais, qui dans le plus
grand secret, ont concentré des forces importantes
dans un secteur calme, lancent une offensive locale
dont les caractéristiques sont :
pas de préparation d'artillerie ;
surprise de l'ennemi;
les défenses de l'ennemi sont non pas détruites,
mais traversées, crevées par les tanlîs, dont le mouve-
ment précède tous les autres.
A l'heure fixée pour l'attaque, l.")0 à 200 lanks,
avançant sur un front de quinze kilomètres, partent à l'as-
saut de la ligne Hindenburg. Immédiatement après
leur départ, l'artillerie anglaise bombarde les positions
ennemies; son tir n'a plus pour objet de détruire les
défenses, mais d'obliger l'ennemi à se terrer.
Derrière les tanks, s'avancent les fantassins. En une
journée, l'ensemble du système Hindenburg est troué,
crevé, traversé, dépassé par les tanks et l'infanterie.
La bataille se poursuit en terrain libre. La cavalerie,
qui suivait, engage la poursuite, capture des pièces
d'artillerie, bouscule des partis ennemis. Le front est
rompu.
L'action n'a pas, à la date du 26 novembre, le dé-
veloppement que pouvait faire espérer l'entrée des
troupes anglaises en terrain li])re. Les Allemands se
LE PROBLÈME RÉSOLU 229
rétablissent, amènent des renforts, résistent, arrêtent
les Anglais devant Cambrai. Arrêtent-ils les Anglais?
Tout porte à croire que l'offensive anglaise n'a été
qu'une offensive d'essai, car c'eût été un projet bien
téméraire que de vouloir faire passer une grosse
troupe d'exploitation par une trouée de quinze kilo-
mètres. Offensive d'essai, de mise au point, et, dans
ces limites, amplement probante. L'élément décisif du
succès a été l'assaut des tanks par surprise.
La journée du 20 novembre 1917 marque une date
exceptionnellement importante dans la guerre:
du 9 mai 1915 au 20 novembre 1917, le front a été
inviolable ' ;
1. N'oublions pas qu'il y a eu quelques ruptures locales, fai-
tes par les Alliés et par les Allem-ands, mais trop limitées pour
être exploitées largement. Fin 1917, l'artillerie est en mesure
d'écraser tout un système défensif. Mais il s'agit d'une brèche
encore étroite, où une armée ne peut s'engager sans se mettre
en grand péril ; au surplus, l'adversaire s'arrête immédiate-
ment sur de nouvelles positions retranchées, que l'on ne peut
aborder qu'après une longue préparation. La nouveauté est que,
avec les tankx et l'artillerie, il devient possible de faire simul-
tanément plusieurs ruptures, et que, grâce aux chars d'assaut,
l'armée de manœuvre peut aborder immédiatement les posi-
tions de repli.
La rupture sur le front italien n'a pas été opérée par une des-
truction du retranchement ; elle a été obtenue en grande par-
tie par la guerre d'arrière-front, qui a vidé les positions.
D'autre part, s'il faut en croire les journaux de la fin de no-
vembre 1917, le front italien manquait de positions de repli
organisées ; une armée de manoeuvre aurait été dissoute.
Ainsi, la puissance de résistance du retranchement italien se
serait trouvée inférieure \ la puissance de destruction acquise
par l'artillerie en 1917, et l'absence d'une forte armée de ren-
230 LE CHEVAL DE TROIE
le 20 novembre 1917, les conditions matérielles et
tactiques de rupture sont enfin réunies ; les tAiiks et
la méthode d'assaut par suprise, sans préparation d'ar-
tillerie, ont fait leurs preuves ;
le retranchement est dépassé par les moyens dat-
taque : il est annulé ; la tranchée a vécu ;
la reprise de la guerre de mouvement est proche;
la guerre est sortie de l'impasse où le retranchement
l'avait bloquée.
La grande trouée, ou plutôt les grandes trouées
nécessaires à la manœuvre des grandes masses, ne
dépendent plus que du nombre de tanks que les
Alliés pourront mettre en ligne. Le jour où ils pour-
ront lancer une artillerie d'assaut (on sait que c'est le
nom français des formations de chars d'assaut) assez
nombreuse pour déterminer plusieurs larges ruptures,
concurremment avec des préparations d'artillerie faites
sur d'autres points, les conditions de l'offensive géné-
rale seront réunies, et ce front retranché contre lequel
se sont brisés tous les efforts depuis trois ans, ce front
ne tiendra pas une journée. Après quoi, commence-
ront les grandes batailles décisives.
fort rendait impossible la résistance dans le secteur attaqué.
11 n'en reste pas moins que l'élément principal du succès
allemand à Tolmino estune opération de désagrégation à l'inté-
rieur des lignes. La préparation d'artillerie austro-allemande
a été tout à fait insuffisante pour écraser les positions ita-
liennes; elle n'est intervenue que comme un signal pour la dé-
fection des troupes italiennes, démoralisées par l'action inté-
rieure des Allemands. L'aventure italienne montre surtout que
le front retranché cesse d'être inviolable lorsque ses défenseurs
l'abandonnent, ce qui est évident. Toute autre est la significa-
tion de l'olTcnsive anglaise du 20 novembre.
LE PROBLÈME RÉSOLU 231
Aucun des deux partis ne pourra plus penser à se
retrancher après une bataille indécise ou perdue. L'em-
ploi possible des chars d'assaut rendra tout retranche-
ment inutile, au moins ailleurs que dans les bois et les
villages. Pendant la bataille même, la fortification de
campagne sera annulée par l'arrivée des chars d'assaut.
Il est aisé de prévoir que nous rentrerons prochai-
nement dans la période des batailles classiques.
Il reste que l'ennemi peut trouver un moyen d'arrêt
contre les chars. Si nous lui laissions le temps de tra-
vailler pendant deux ou trois ans, nous pourrions
trouver devant nous un système continu de « fosses à
tanks » suivi d'une sorte de muraille chinoise qui assu-
rerait évidemment l'arrêt des chars. Et nous nous
retrouverions dans l'impasse. Mais ce n'est pas en
quelques mois que les Allemands pourront creuser,
devant leurs lignes, le fossé assaz large et assez pro-
fond pour interdire aux tanks toute progression. Quant
à l'artillerie spéciale contre les chars, elle ne sera pas
plus efficace que ne l'est l'artillerie de campagne contre
les hommes. Elle pourra barrer quelques points du
front, mais non point l'ensemble.
Il faut enfin prévoir que l'ennemi emploiera les
mêmes machines d'assaut contre notre front et que
notre front ne pourra pas plus leur résister que la
ligne Hindenburg n'a résisté aux chars anglais.
A nous de réaliser, avant l'ennemi, l'effort indus-
triel sur lequel s'appuie l'efïort militaire. A nous d'être
en mesure de sortir les premiers du retranchement
précédés du cheval de Troie.
Mais que nous prenions l'ofFensive ou que nous la
232 LE CHEVAL DE TROIE
subissions, le temps n'est plus de creuser des abris à
vingt pieds sous terre, de cheminer en sape ou de faire
des galeries de mines, le temps s'approche où la plus
grande préoccupation de l'officier d'infanterie sera d'ap-
pliquer l'ordre du 25 octobre 1915: Remettre Vhomme
dans le mouvement en avant.
26 novembre 1917.
CBAPITRE VIll
LE PROBLÈME POLITIQUE
Ou l'auteur se défend d'exprimer une opinion per-
sonnelle ET NE FERA QUE RÉPÉTER DES VÉRITÉS BIEN
CONNUES ET CITER UN AnCIEN ET QUELQUES MoDERNES.
Que la guerre soit ou non de longue durée,
maintenant, il n'échappe à personne qu'elle est
dominée par un grave problème politique, qu'il
s'agisse de la politique militaire de chaque belli-
gérant, ou de la politique militaire générale des
Alliés. L'auteur de ce livre, soldat, ne veut pas
exprimer ici une opinion personnelle, même sous
le couvert de son pseudonyme. Il lui paraît utile,
toutefois, de rappeler à ses lecteurs que ce pro-
blème est le plus important de tous. Mais il est
bien évident qu'il faut laisser aux hommes d'Etat
qui dirigent les affaires de l'Entente le soin de le
résoudre, non sans s'appuyer sur l'opinion qui se
234 LE CHEVAL DE TROIE
fait jour parmi nous. Cette opinion, qui tient le
plus grand compte des enseignements de l'his-
toire et de la pratique des affaires, admet volon-
tiers que, pour la conduite de la guerre aussi bien
que pour la direction des entreprises publiques ou
privées :
le régime des Soviets est le plus détestable
que l'on puisse imaginer et qu'il conduit une
nation à la défaite et à la ruine par le plus court
chemin ;
le régime des sociétés anonymes est extrême-
ment imparfait, et ces sociétés ne réussissent
guère que lorsqu'elles ont à leur tête un homme
qui centralise les pouvoirs,
11 est également reconnu que des assemblées
d'hommes de haute intelligence, délibérant, entre
égaux, en vue de Faction, sont moins heureuses
dans leurs décisions, et moins promptes, qu'un
homme seul, même d'une intelligence moins
haute, combinant l'action après avoir consulté
ses conseillers techniques.
Le troupier affirme que, dans son escouade,
dans sa compagnie, dans son^bataillon, dans son
régiment, tout va bien lorsque le colonel, le com-
mandant, le capitaine, le caporal commandent,
LE PROBLÊME POLITIQUE 235
chacun selon son grade. Les choses vont assez
mal, au contraire, lorsque, ces chefs étant absents,
chacun tire la couverture à soi. En particulier, si
le caporal manque à l'escouade, le partage do la
soupe est un scandale.
Ce sont là de petites et de grandes vérités sur
lesquelles la majorité des hommes sont d'accord,
mais sur l'application desquelles il a toujours
été prodigieusement difficile de s'entendre, aussi
bien dans l'escouade privée de son caporal que
dans une assemblée ou une coalition. On peut
penser que la difficulté vient de ceci : que si cha-
cun est parfaitement convaincu de la nécessité du
commandement, chacun est non moins convaincu
que son propre commandement serait le meil-
leur. On sait comment Frédéric 11 joua de cette
difficulté chez ses adversaires, et quels avantages
il en eut. On sait, à un point de vue de politique
intérieure, ce que cette difficulté fit de la Pologne
et ce qu'elle fait aujourd'hui de la Russie.
Aussi bien, d'où vient que l'Allemagne a ré-
sisté à une coalition dont les forces dépassaient
celles qu'elle groupait ? Croyons-en un député
français, c'est une question de gouvernement.
236 LE CHEVAL DE TROIE
M. Abel Ferry écrivait en effet au Matin le 8 no-
vembre 1917 :
« Dans la guerre de peuple à peuple, la France
a été supérieure à l'Allemagne. Dans la guerre
de gouvernement à gouvernement, la France a
été inférieure à l'ennemi. »
Et voici les raisons que donnait le général Mal-
leterre, quelques jours plus tard, au Temps. D'où
vient que l'Allemagne garde en 1917 une supé-
riorité militaire, malgré ses échecs, malgré ses
faiblesses ?
« Tout simplement, écrit le général, de ce
qu'elle a un chef qui commande à toutes les forces
réunies autour d'elle. Ce chef a pu changer au
cours de la guerre, il a pu n'être d'abord qu'une
émanation du kaiser, chef suprême, il a plus ou
moins bien conduit la guerre. // était le chef. Et
aujourd'hui, il s'est incarné de la façon la plus
complète dans Hindenburg.
« Tout s'incline devant lui, le kaiser comme les
chanceliers et le peuple. Il commande et il est obéi,
de Riga au Tagliamento, d'Ypres à Constantinople.
Tant qu'il aura en mains des forces de combat, il
agira par sa propre volonté et il gardera, jusqu'à
l'heure qui marquera l'effondrement, l'avantage
LE PROBLÈME POLITIQUE 237
apparent sur le commandement opposé, parce que
celui-ci est divisé, et qu'entre comités de guerre,
Parlements et chefs militaires alliés, jamais la
formule célèbre « Unité d'action sur unité de
front » n'a pu se réaliser. . . faute d'un Hindenburg ! . . .
... On vient de constituer un état-major inter-
allié. C'est un premier pas. 11 ne faudrait pas que
ce fût une sorte de conseil aulique. Il faut à la
coalition une tête, ou plutôt deux têtes, l'une poli-
tique, l'autre militaire. »
// faut à la coalition une tête, c'est-à-dire un
commandement. Ce qui est vrai pour la coalition
des Alliés l'est peut-être pour la coalition des
Français, en ce qui concerne la conduite de la
guerre. L'auteur ne peut rien ajouter à d'aussi
fortes conclusions. Mais dans un livre auquel pré-
side le souvenir de Troie, il peut rappeler les
paroles d'Ulysse :
Le commandement de plusieurs n'est pas bon ;
qu'il y ait un seul chef...
Maurras aime à citer ces paroles du « plus sensé
de tous les Grecs » : il les a imprimées en tête de
son Enquête sur la Monarchie, ce monument de
238 LE CHEVAL DE TROIE
la science politique, ouvrage que le lecteur consul-
tera utilement pour s'informer et juger du « com-
mandement de plusieurs », tant dans la coalition
des Alliés que dans la coalition des Français.
Novembre 1917.
CHAPITRE IX
PROBLÈMES ECONOMIQUES ET SOCIAUX
La longue durée de la guerre a fait apparaître
l'extrême faiblesse de notre organisation écono-
mique et sociale, qui repose sur des dogmes d'une
simplicité préhistorique. Tous ces problèmes
d'importance vitale pour un grand pays de civi-
lisation complexe, on les a résolus par les for-
mules vraiment enfantines des grands ancêtres :
liberté du travail, du commerce, des échanges,
et autres énormes balourdises. Evidemment, c'est
simple, et les élèves des classes préparatoires com-
prennent ces formules sans difficulté. Et on les a
tant répétées, au cours du xix" siècle, que les meil-
leures têtes en sont farcies. Nos politiques, nos
économistes les répètent encore, on pleine guerre,
sans s'apercevoir que la guerre les a complète-
ment détruites.
i40 LE CHEVAL DE TROIE
Combien ont vu qu'un pays de haute civilisa-
tion, mobilisant tous les hommes valides de la
nation, ne pouvait pas se préparer à la guerre sans
se donner une organisation économique permet-
tant de passer de Tétat de paix à l'état de guerre
sans provoquer trop de désastres privés, permet-
tant ensuite de nourrir la guerre, et enfin donnant
le maximum de garanties pour l'après-guerre?
Le problème a dépassé l'imagination de nos
politiques, endormie par les vénérables dogmes
du xviii« siècle. On s'est borné à concevoir la guerre
comme un temps de grand trouble où la vie éco-
nomique devait être suspendue : tous les Français,
sauf un certain nombre* d'employés de chemin de
fer, de meuniers et de boulangers, couraient à la
frontière en chantant la Marseillaise, on proro-
geait les échéances, on suspendait le paiement
des loyers, on donnait des allocations aux femmes
des mobilisés, et six mois plus tard, la guerre
étant gagnée, ou perdue, la vie reprenait comme
devant.
C'est ce qui a été fait, sauf ceci que la guerre a
duré plus de six mois, dure encore, après trois ans
d'efforts, et que l'on a été contraint de reprendre
la vie économique, mais non comme devant, en
PROBLÈMES ÉCOiNOMlQUES ET SOCIAUX 241
improvisant à peu près tout, en ne tenant plus
guère compte des grands principes de liberté
et d'égalité. Et l'on a résolu les problèmes qui se
posaient un peu au jour le jour, sans plan d'en-
semble, sans idées directrices, en lésant d'innom-
brables intérêts privés et publics, sans grand
souci de l'avenir, et l'on a introduit dans le pays
de nombreuses causes de troubles pour le temps
de l'après-guerre.
En somme, notre système général, si l'on peut
appeler système ce qui nous a donné ce régime
inorganique, notre système eût été bon pour une
peuplade africaine, dont les guerriers combattent
avec des bâtons, et dont les femmes cultivent la
terre pendant que les bommes font la guerre. Mais
pour un pays dont l'armée mobilise toute la popu-
lation valide, et qui fait une consommation for-
midable de denrées alimentaires, de vêtements,
d'armes, de munitions et de matériel, quelle pro-
digieuse erreur, mère de la plus grande impré-
voyance dont le monde ait jamais donné l'exemple !
On sait assez que M. Millerand, lorsqu'il se trouva,
en septembre 1914, devant le redoutable pro-
blème de l'armement et des munitions, ne put
que constater que presque rien n'avait été prévu,
Cheval de Troie 16
24i LE CHEVAL DL TROIE
ni la transformation des usines, ni la collabora-
tion des chefs d'industrie, ni celle des ouvriers.
Il lui fallut tout improviser. Encore ne s'agissait-
il guère, à cette époque, que des nécessités immé-
diates des combats. Mais, peu après, toute la vie
militaire et économique du pays était inté-
ressée.
Tous les problèmes économiques et sociaux du
temps de paix ont reparu : aucun ne pouvait être
résolu selon les vieux principes libertaires et éga-
litaires. On les a résolus tant bien que mal, et
provisoirement, sans garantir l'avenir. 11 s'agit
maintenant de consolider, de perfectionner, de
sortir définitivement de l'individualisme écono-
mique et social de l'avant-guerre sans choir dans
le socialisme d'Etat, que l'on a tenté d'introduire
en France à la faveur de la guerre.
Si, contrairement aux prévisions que l'on peut
faire en décembre 1917, la guerre doit durer long-
temps encore, si nous devons demeurer, comme
le prévoyait Barrés en décembre 1914, dans l'état
de guerre lente, il est absolument nécessaire
d'avoir « cette organisation exceptionnelle et ap-
propriée pour faire durer à la fois l'offensive lent«
du front et les services indispensables de l'inté-
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 243
rieur )>quo demandait le grand écrivain français '.
Et cette organisation, qu'il reste à parfaire dans
une très large mesure, ne peut être menée à bien
ni selon les principes de ces messieurs de Man-
chester ni selon ceux des économistes que la Suisse
donna à la Révolution française.
Si, comme il semble bien qu'on le puisse pré-
voir en cette fin d'année 1917, la guerre entre
dans sa phase décisive dès le début de l'année
1918 ; si, dans ces conditions, il devient possible
1. M. Maurice Barrés écrivait à l'Echo de Paris le 28 décem-
bre 1914 :
« La lutte est pénible. Elle peut être longue... Quelque im-
prévu, j'en ai la conviction, viendra l'abréger, mais le pouvoir
civil ne devrait-il pas agir comme s'il admettait des hostilités
indéfiniment prolongées ? Ne faudrait-il pas en venir à une or-
ganisation toute neuve de la France mobilisée, une organisa-
tion exceptionnelle et appropriée, pour faire durer à la fois l'of-
fensive lente du front et les services indispensables de l'inté-
rieur ? L'Empire romain, derrière ses caslella, maintenait ses
frontières, et se trouvait dans l'état de guerre lente qui devien-
dra peut-être le nôtre pour de longs mois. Nos politiques ont
à examiner si, dans certaines conditions, qui seraient à établir,
l'état de guerre ne peut pas devenir aussi normal que l'état de
paix. Il eût mieux valu y réfléchir à l'avance. Mais sur tous les
points nous nous en sommes remis à l'improvisation ; nous
nous sommes fiés à notre souplesse et à noire entregent pour
adapter la nation en armes aux conditions modernes de la
guerre. »
On retrouvera ce grand texte, témoignage d'une si heureuse
prévoyance, dans un des recueils d'articles de guerre de l'au-
teur, les Saints de la France, à la page 340.
244 LE CHEVAL DE TROIE
de considérer que la fin de la guerre est relati-
vement prochaine, il faut envisager de la manière
la plus sérieuse les redoutables problèmes écono-
miques et sociaux que posera le passage de l'état
de guerre à l'état de paix, et ceux que pose la
« remise en ordre de la maison » ainsi que la rude
lutte économique de l'après-guerre. Si l'on s'en
remet à la « liberté » pour résoudre ces problè-
mes, autant dire que l'on veut mettre le feu à la
maison et obliger les Français à se battre entre
eux après avoir battu les Allemands.
1. — L'organisation économique
L'auteur de ce livre ne se propose pas de passer
en revue tous les problèmes qui se posent, du
problème bancaire au problème ouvrier. 11 se
bornera à examiner une question tout à fait géné-
rale. 11 y a une solution qui commande toutes les
solutions particulières et qui permet de donner au
pays cette organisation appropriée à la guerre et
aux nouvelles nécessités économiques de l'après-
guerre.
Pendant la guerre, il s'agit d'obtenir le plus
grand rendement avec un personnel réduit ;
au moment du passage de l'état de guerre à
l'état de paix, le problème sera de faire rentrer
des millions d'hommes dans la vie économique
sans causer de troubles ;
après la guerre, il faudra obtenir de la nation
un rendement forcé permettant à l'Etat d'amortir
vigoureusement les formidables dépenses de la
246 LE CHEVAL DE TROIE
guerre, sans nuire au progrès économique de la
nation.
L'Etat français, qui est maintenant contraint de
s'intéresser de très près à la vie économique, à
qui l'intérêt national, dans ces trois périodes,
commande de ne pas laisser les particuliers agir
à leur fantaisie, l'Etat français possède-t-il les
organes constitutionnels et administratifs lui per-
mettant d'intervenir heureusement, pour le plus
grand bien de la nation et pour le plus grand
bien des particuliers ? Dans quelle direction les
trouvera-t-il ? La question est d'importance, car la
fortune du pays, au sons le ])lus large, dépend de
la voie où l'on s'engagera.
On est en droit de se demander si les divers
gouvernements qui se sont succédés depuis le
2 août 1914 ont eu une claire conscience de leur
situation et une connaissance précise des moyens
par lesquels ils pouvaient coordonner les forces
économiques en vue de nourrir la guerre. Lorsque
l'on voit l'Etat français communiquer avec les
classes ouvrières par l'intermédiaire de l'extraor-
dinaire bande de haute et de basse pègre qu'avait
recrutée le traître V igo, on se demande s'il y a
eu dans ces gouvernements le moindre sens des
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 247
réalités économiques et sociales. Nous savons que
le principal responsable de cette politique était
un ministre que M.Georges Clemenceau a accusé,
après Léon Danâei^d'aroir trahi les intf^ri'ts de la
France. Mais tous les gouvernements, depuis la
guerre, ont couvert la politique dite « ouvrière »
de l'inexplicable Malvy. Que des hommes émi-
nents, qui ont donné les plus grandes preuves
d'intelligence et de patriotisme, aient pu se laisser
berner pendant trois ans sur ce point capital, cela
passe l'entendement. N'est-ce pas une preuve de
l'impuissance où les mettaient de malheureuses
idées qui n'ont plus aucun lien ni avec les néces-
sités ni avec les réalités ?
Mais le vrai est que l'Etat français hésite entre
trois doctrines, trois systèmes qui sont représen-
tés dans son sein:
le système individualiste, auquel il est ratta-
ché par ses fibres les plus secrètes ;
le système du socialisme d'Etat, vers lequel le
porte sa constitution ;
le système syndical ou corporatif, que lui pré-
sente la nation, qui l'a déjà accepté et réalisé,
mais contre lequel conspirent les préjugés et les
habitudes parlementaires.
248 LE CHEVAL DE TROIE
Que l'on examine les mesures prises depuis
trois ans, les lois, les décrets destinas à provo-
quer, à réglementer, ou à contrôler la production,
et l'on verra que les trois inspirations s'y rencon-
trent, collaborant parfois, se contredisant le plus
souvent, aboutissant maintes fois à des échecs
retentissants, qu'il s'agisse de la répartition du
charbon ou du contrôle nécessaire de la pensée.
Depuis vingt ans, spontanément, la nation crée
mille organes dont l'Etat aurait pu tirer le plus
grand profit pendant la guerre. Mais, porté par ses
traditions et ses habitudes électorales, l'Etat n'em-
ploie ces organes qu'à contre-cœur, et leur pré-
fère SCS vieux principes ou les nouvelles vieille-
ries du socialisme d'Etat qui s'adaptent mieux à
son corps. 11 en est résulté une grande faiblesse
dans la nourriture de la guerre. La coordination
des forces civiles a été insuffisante parce que
l'Etat, dans sa constitution actuelle, répugne à
connaître les Français autrement que comme des
individus ou des électeurs. Et l'Etat n'a pas réalisé
ainsi cette liaison étroite entre le monde écono-
mique et lui, qui était d'une haute nécessité pen-
dant la guerre.
Je ne crois pas que l'on trouve beaucoup de
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 240
Français qui soient disposés à soutenir les vieilles
tendances individualistes de l'État. Ceux-là mômes
qui répètent encore les anciennes formules ne les
disent que par habitude d'esprit et participent aux
innombrables alliances professionnelles qui sont
formées dans la nation. L'individualisme est con-
damné dans les faits, en France et dans le monde
entier, avant d'être complètement abandonné dans
les esprits.
Mais allons-nous voir naître un Etat socialiste
ou, comme de jeunes étourdis Font dit, un « Etat
économique ' ». Laissons de côté cette idée d'Etat
économique qui ne correspond à rien et n'est
qu'un simple assemblage de mots. La fonction
première et essentielle de l'Etat est de faire ré-
gner la paix dans la cité, c'est-à-dire de contenir
les passions de l'homme qui tendent à briser la
paix. Tant que les hommes seront hommes, la
l.Le lecteur est priiS de ne voir ici aucune allusion h Lysia
dont les travaux ont été loués si justement e( constituent une
admirable réaction contre les pauvres doctrines socialistes.
Mais Lysis a eu quelques admirateurs maladroits qui pro-
clament : « L'Etat n'est plus politique, il est économique.» On
a lu cette candide énormité en 1917. Cela nous rajeunit de
vingt ans et nous reporte au temps où quelques catholiques
déclaraient se désintéresser de la politique pour donner toutes
leurs pensées à « l'économique » et à la «chose sociale».
2Ô0 LE CHEVAL DE TROIE
fonction de l'État sera essentiellement la même.
Mais l'État a une autre fonction : ses besoins
financiers, militaires (et il faut entendre ceci dans
un sens très large qui va jusqu'à toucher l'avenir
de la population), tous ses besoins l'amènent à
s'intéresser de près à la vie économique, la simple
liberté économique pouvant mettre en péril tel ou
tel des intérêts nationaux qu il représente. On le
voit nettement en temps de guerre, à cause des
immenses besoins immédiats de l'I-ltat ; c'est faute
d'imagination et de raisonnement que l'on aper-
çoit moins ou que l'on nie cette nécessité en
temps de paix. Gela nous amènera-t-il à penser
que la fonction organisatrice de l'Etat doit être
étendue au monde économique ? En d'autres
termes, l'Etat, ne pouvant tolérer l'individualisme
économique, doit-il, au nom des intérêts géné-
raux qu'il représente, prendre en mains l'organi-
sation et la direction de la vie économique ?
Je demande au lecteur de retenir son attention
sur ce problème, dont la solution intéresse au
plus haut degré la conduite et la nourriture de
la guerre, non moins, au reste, que nos plus grands
intérêts de l'après-guerre. Je le prie de ne pas
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 2tti
oublier que, sous le nom de mobilisation civile,
on a eu l'idée, dans ce pays-ci, de réaliser une
sorte de socialisme d'Etat qui nous aurait rapide-
ment conduits à un abaissement extraordinaire de
la production. Je ne ferai pas appel aux préjuges
de classe pour résoudre ce problème. La question
est de savoir si le mode de production du socia-
lisme d'Etat est celui du plus grand rendement et
s'il satisfait à la fois les intérêts de la nation et
ceux dos particuliers. En ce temps-ci, il me sera
absolument inutile de faire une critique doctrinale
de ce système : des millions de Français en con-
naissent une large application ; ils y participent
chaque jour :
C'est l'organisation de la vie et du travail aux
armées, qui est un exemple complet de socialisme
d'État.
Je ne crois pas qu'il se trouve un Français de
bon sens qui demande l'extension à toute la vie
économique de ce régime où le gaspillage du
temps, des etforts, des matériaux, des résultats du
travail est constitutionnel. C'est évidemment le
régime d'élection des fricoteurs petits et grands,
ce n'est pas à coup sûr le régime qui peut déter-
miner la plus grande production. Observez, au
252 LE CHEVAL DE TROIE
surplus, que ce socialisme d'Etat aux armées
« rend », malgré ses très grandes faiblesses,
parce que les lois militaires le dominent, et si
vous voulez imaginer ce qu'il rendrait, privé de
ces moyens, vous n'avez qu'à regarder la liqué-
faction de la Russie.
Les hommes qui ont organisé ce régime n'avaient
certes pas l'intention défaire du socialisme d'État,
ni celle de saboter le travail militaire. Les idées
du siècle les ont portés à ces malheureuses réa-
lisations.
Il serait criminel de les imiter, après les ensei-
gnements de l'expérience. La tare de ce régime,
ce n'est pas l'incompétence, c'est l'absence de liai-
son entre l'intérêt personnel et l'intérêt général.
Tandis que dans les autres modes de production,
l'intérêt personnel agit, au centre de chaque entre-
prise, pour commander à chacun l'économie du
temps et des matériaux et la meilleure utilisation
des efforts, dans ce régime, nul n'est intéressé à
ces économies et à cette utilisation. Mais nous
avons déjà fait toutes les observations utiles ; nos
camarades pourront les refaire chaque jour, et
conclure.
L'individualisme économique et le socialisme
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 253
d'État étant reconnus inefficaces et pleins de périls,
quel moyen reste-t-il donc à l'État pour intervenir
dans la vie économique et obtenir ou la produc-
tion réglée qu'exige la guerre, ou bien la collabo-
ration des Français pour résoudre les problèmes
de la démobilisation et de l'après-guerre ?
Ni les Chambres, ni les Ministères, ni les Com-
missions parlementaires ne sont organisées pour
fournir à l'État le moyen heureux de communi-
quer avec l'économie nationale. C'est en dehors
de ces institutions qu'il faut chercher.
Or, depuis quarante ans, la France prépare
spontanément tous les organes nécessaires, aptes
à la fois à protéger les intérêts privés et à les
amener à fournir à l'État ce que celui-ci demande
à la nation : ce sont les Syndicats professionnels,
patronaux et ouvriers. C'est avec leur collabora-
tion permanente, régulière, organisée, que l'État
peut résoudre tous les problèmes économiques de
la guerre et de l'après-guerre, avec l'assurance
du plus grand rendement, de la compétence, de
l'intérêt, de la rapidité d'étude et d'exécution, et
ajoutons-le, car c'est important, avec le minimum
de frais.
L'Etat trouve là, réunis (sans qu'il lui en coûte
254 LE CHEVAL DE TROIE
autre chose qu'une prise de contact), avec les inté-
rêts et compétences, les capitaux, un personnel
parfaitement préparé et bien dirigé, une disci-
pline professionnelle librement acceptée, une
administration qui fonctionne aux frais des asso-
ciations. En quelques jours, sans faire une seule
nomination de fonctionnaire, sans commission
d'enquête, sans frais à sa charge, il peut être ren-
seigné sur les besoins et les possibilités de telle
ou telle industrie. Veut-il provoquer, pour les
besoins de la guerre, le développement doublé,
triplé, décuplé d'une industrie donnée ? Encore
une fois, sans frais pour le Trésor, sans engager
la moindre somme, sans payer la plus faible com-
mission, en moins d'une quinzaine, il peut obte-
nir, du syndicat industriel intéressé, toutes les
données utiles. La corporation manque-t-elle de
capitaux pour ce service quasi public ? Une rapide
liaison avec les banques, au besoin appuyée par
l'Etat, permettra de les assurer.
Au reste, au cours de la guerre, l'Etat a dû re-
courir plusieurs fois à ce moyen, le plus sûr et
le moins coûteux. Mais le procédé n'a pas été
systématisé. Combien de fabrications ont été mises
en train après d'interminables enquêtes menées
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 255
par les commissions auprès de persçnncs peu qua-
lifiées, et exécutées par l'intermédiaire de person-
nages absolument étrangers à la production ? Les
exemples sont innombrables et scandaleux à plus
d'un titre. Croit-on que l'État ait tiré des syndi-
cats agricoles tout le parti qu'il en aurait pu
tirer pour le maintien de la culture, pour la ré-
partition des semences, le transport des céréales,
la répartition des engrais artificiels ? L'Etat, la
plupart du temps, s'adresse aux individus plus
ou moins qualifiés, ou à ses propres organes ad-
ministratifs.
Voici un exemple tout à fait caractéristique. A
la fin de l'été de 1917, l'Etat recherchait les ar-
chitectes mobilisés se trouvant dans des condi-
tions militaires qu'il définissait. Quel procédé
emploie-t-il ? Les bureaux rédigent une circulaire
qui, en passant des régions aux subdivisions, des
subdivisions aux brigades, des brigades aux dé-
pôts, se trouve reproduite à un nombre d'exem-
plaires tout à fait respectable, et finalement les
fonctionnaires subalternes de tous ces rouages
établissent des états en nombre aussi imposant,
qui repartent dans la voie inverse, sont centrali-
sés à chaque échelon et se confondent enfin, après
ioG LE CHEVAL DK TROIE
trois semaines ou un mois de cheminement, en
un seul état, qui, naturellement, n'est pas com-
plet. Qui ne voit qu'il eût été plus simple, plus
sûr, plus rapide, moins coûteux, de demander
cet état à la Société des Architectes français,
capable, si elle est organisée en vue de ce service,
de le fournir en quarante-huit heures ?
Gela n'eût été ni administratif ni militaire? Ne
faisons pas de plaisanteries faciles : ni l'armée, ni
l'administration ne sont sottes. Mais un esprit
général leur impose une méthode. Celle qu'elles
emploient leur est donnée par l'Etat, qui la tient
du siècle passé. Demander à une association pro-
fessionnelle un état militaire concernant ses
ïnembres mobilisés, pour épargner un temps con-
sidérable et une paperasserie énorme, c'est évi-
demment toute une révolution. Gela suppose que
l'Etat, qui mobilisait la nation, aurait conçu que
la nation était composée d'individus (ou mieux
de chefs de famille) que réunissent des corps
professionnels. Qu'est-ce qui empêche l'Etat de
donner des obligations militaires à ces corps pro-
fessionnels qui nous représentent et dont l'exis-
tence dans la nation résume toute notre vie éco-
nomique ? qui eût empêché l'Etat de mobiliser
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 257
les compétences intéressées au lieu même où
elles se trouvent placées par la confiance des
intéressés compétents ?
Il y avait une mobilisation civile à faire, mobi-
lisation corporative, dont le premier acte eût été
de mobiliser les présidents ou les secrétaires des
groupements professionnels patronaux et ouvriers
à la place même où ils se trouvaient. L'Etat avait
là^ d'un coup, les cadi-es de l'organisation écono-
mique avec le concours de laquelle il pouvait tirer
de la nation le maximum de ressources, et ceci
sans augmenter son administration propre d'un
seul fonctionnaire. Disons plus : cela réduisait et
la lourde administration de l'Etat, et l'embuscade,
et cette plaie du courtage qui a coûté si cher à la
France et a fait monter à la surface de la nation
un si singulier monde qui vivait avant la guerre
dans les bas -fonds de la politique et du journa-
lisme.
Nous savons bien que nous posons là une grave
question de principes. A quelle profondeur inté-
resse-t-elle l'État ? Au lecteur d'en juger. On se
borne à montrer ici que l'Etat a sous la main
toute une organisation économique qu'il ne s'agit
que de reconnaître, de systématiser, de rendre
Cheval de Troie 17
258 LE CHEVAL DE TROIE
constitutionnelle en quelque sorte, pour obtenir
d'elle une collaboration totale. Si elle reste inuti-
lisée, ou utilisée par fantaisie, voudra-t-on s'avouer
inférieur à ce souverain qui dit à ses banquiers
un an avant la guerre : « Faites en sorte que vous
puissiez me dire, dans un an, que vous êtes en
mesure de ne pas suspendre vos paiements à la
déclaration de guerre. » C'est à Guillaume II que
l'on attribue un propos de ce genre, et il est vrai
que ses banquiers ont pu éviter à l'Allemagne, en
1914, ces moratoires qui ne sont pas notre plus
grande gloire financière. Mais on peut faire mieux
au pays de Louis XIV et de Descartes.
JI. — Problèmes sociaux
Une organisation économique corporative nous
eût amenés à donner une solution pratique à une
question que de nombreux Français se sont posée
dès notre entrée en guerre. — Avec la mobilisa-
tion générale, a-t-on dit, tous les Français étant
versés pêle-mêle dans les armées, la mort va fau-
cher indistinctement les hommes de valeur et les
médiocres ou les non-valeurs de tous les corps.
Plus tard, la France souffrira gravement de la
perte de générations entières dans les sciences,
les arts et les métiers. Ne serait-il pas possible
de mettre hors de la guerre quelques hommes
d'élite dont la tâche sera d'assurer la liaison entre
les générations?
L'égalité s'opposait à ce que l'on donnât une
solution à ce problème. Plus tard, sous le cou-
vert de la nécessité, on a pris quelques mesures,
mais sans méthode et comme honteusement. 11
260 LE CHEVAL DE TROIE
s'agissait pourtant d'une mesure de haute impor-
tance. Mais avait-on les moyens d'agir utilement?
Imaginez que, sans souci d'une égalité pleine
de périls, les Chambres eussent décrété, au nom
du salut public, pour l'avenir, de conserver ces
hommes d'élite, sans considérer leur taille, leur
âge, leur poids, ni leur aptitude à faire cam-
pagne : par quels moyens l'État aurait-il reconnu
ces hommes ? Qui les lui aurait désignés ? Des
commissions où auraient joué immédiatement les
recommandations en faveur des camarades et des
amis? — Mais si, constitutionnellement, on
s'adresse aux chefs des corps savants et écono-
miques, le directeur de l'Ecole normale, les con-
seils d'Université, le président du Syndicat des
armateurs, le secrétaire de la Fédération du
Livre, etc., donneront l'état raisonné et motivé
des jeunes savants, des jeunes chefs d'industrie,
des jeunes artisans, premiers entre leurs pairs, à
qui il importe de donner V ordre de ne pas aller
au feu afin de les conserver pour la direction et
la formation des générations futures.
Puis, ces hommes d'élite eussent été répartis
entre les armées, affectés à des services où ils
eussent travaillé selon leurs spécialités.
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 261
Qu'a-t-on fait à cet égard? Rien, au début de
la guerre. Dans la suite, avec beaucoup de diffi-
cultés, on a récupéré quelques-uns de ces hommes
et on les a mis à leur place. Mais pendant les
premiers temps de la guerre, ces jeunes chefs
s'étaient mis au premier rang des combattants,
précisément parce qu'ils se savaient les meilleurs,
cependant que les médiocres s'embusquaient dans
les services. Et l'on a vu un Grand Prix de Rome
sapeur de deuxième classe pendant dix-huit mois,
et l'on voit, au bout de trois ans de guerre, un
écrivain de premier ordre casser des cailloux sur
les routes du front tandis que des rédacteurs de
telle feuille défaitiste sont en sursis d'appel. Mais
tout lecteur placera ici dix des innombrables
exemples que chacun connaît.
Remède : la collaboration des organisations pro-
fessionnelles avec l'Etat. 11 n'est pas trop tard
pour y venir, bien qu'il y ait maintenant des situa-
tions acquises qu'il sera bien difficile de modifier.
Et que l'on y travaille ouvertement, sans avoir
l'air de cacher ceux que l'on veut conserver. Il
ne s'agit pas d'embusquer des hommes ; l'objet
est de conserver systématiquement des valeurs
sociales.
202 LE CHEVAL DE TROIE
Mais voici un autre problème, gros de violentes
injustices et de troubles de toute sorte : A-t-on
pensé à garantir les intérêts des combattants, des
mobilisés ? Dans ce sens, rien n'a été fait. L'Etat
s'est limité aux allocations, à la suspension du
paiement des loyers et des impôts. Bon expédient
pour une guerre courte, conçue comme une pé-
riode d'arrêt économique presque complet. Mais
pour la guerre longue ? La vie économique a
repris, et des non-mobilisés, des fricoteurs et des
étrangers ont pris les places ou les clients des
mobilisés. 11 s'agit surtout ici de ce monde d'em-
ployés, de représentants d'industrie ou de com-
merce, de petits industriels ou de petits commer-
çants, d'hommes de professions libérales, qui ont
tant donné pendant la guerre, et pour qui les
embuscades et les sursis d'appel ont été si peu
nombreux. Un certain nombre de chefs d'indus-
trie ont réservé les places de leurs mobilisés. Mais
combien ne l'ont pas fait, qu'ils ne le voulussent
ou ne le pussent pas? Les clients sont restés fidèles
à leurs fournisseurs, mais la longue durée de la
guerre crée inévitablement de nouvelles habi-
tudes, et puis...
Et puis, les mobilisés rentrent, après avoir
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 263
délilc SOUS les fleurs, parmi les acclamations, et
revêtent Thabit des anciens temps. Ils n'ont plus
rien du poilu, sinon de minces rubans à la bou-
tonnière, quelque balafre et, peut-être, une autre
expression qu'avant la guerre. Ils vont voir leur
directeur, leur chef, leur patron, ou leurs clients ;
chacun les reçoit, l'air apitoyé ou gêné : « Les
commandes sont passées à d'autres, la place est
prise, la guerre... »
Sérieusement, on n'a pas la naïveté de croire
que de telles réponses (qui ont déjà été faites)
seront acceptées doucement par les démobilisés?
On ne croit pas que les ouvriers démobilisés atten-
dront tranquillement de l'embauche pendant deux,
trois ou six mois; que les cultivateurs attendront
un an pour savoir comment ils reconstitueront
leur matériel ou leur cheptel.
Si l'on veut que la démobilisation nous prive
des bénéfices de la victoire, il n'y a qu'à laisser
jouer le laissez-faire dans cet ordre de choses, et
nous aurons un fameux tumulte. Mais si l'on veut
que la rentrée des mobilisés se fasse en bon ordre
et pour le plus grand profit de tous, on fera bien
de prévoir et d'organiser. La démobilisation est
un problème aussi important que la mobilisation.
264 LE CHEVAL DE TROIE
Quels moyens a-t-on proposé pour éviter et les
troubles possibles et les violentes injustices aux-
quelles nous faisions allusion ? L'Etat va-t-il se
charger d'une tâche qui le surchargerait encore
et qu'il ne pourrait accomplir ? Ou laissera-t-on
l'initiative privée agir et organiser des œuvres
où dominera l'idée d'assistance ou celle de cha-
rité?
Nous crions casse-cou : les mobilisés ne sup-
porteront pas les lenteurs de l'Etat, et n'accepte-
ront ni assistaîice ni charité. Ce serait le plus gros
scandale que démettre les démobilisés dans l'atti-
tude du solliciteur ou de l'obligé. Ce renversement
des rôles serait intolérable. L'Etat, la Nation, les
corporations sont des débiteurs ; les mobilisés sont
des créanciers. Mais la créance des mobilisés est
restée morale jusqu'ici. Tous les Français restés
à l'arrière sont d'accord pour reconnaître que l'on
doit aux soldats une admiration immense, une
reconnaissance infinie. Oui, mais que l'on organise
la reconnaissance. Et puis, s'agit-il de reconnais-
sance ? 1 1 s'agit d'éviter que les démobilisés souffrent
de Ja misère dans la vie civile, à leur retour, après
avoir souffert toutes les misères de la guerre. Leur
droit strict serait d'être replacés dans la situa-
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 205
lion OÙ ils étaient avant leur appel. L'idéal serait
que la démobilisation fonctionnât de telle manière
que, à la paix, les mobilisés fussent dirigés sur
leurs postes civils en quelque sorte automatique-
ment, comme, à la mobilisation, ils ont été dirigés
sur le dépôt de leur régiment. Ceci sans préju-
dice, naturellement, de ce que doit leur assurer
la Part du Cojnbattant, considérée comme une
compensation du manque-à-gagner et des pertes
de toute sorte et comme une participation aux
bénéfices de la Victoire.
Répétons que cette opération, qui eût été rela-
tivement facile après une guerre de six mois,
comporte d'énormes difficultés après une longue
guerre au cours de laquelle la vie économique a
été reprise et les places occupées par les femmes,
les jeunes filles, les non mobilisés et les étrangers.
Or, personne ne peut songer à demander à
l'Etat de mener à bien, à lui seul, cette œuvre
immense pour laquelle il n'a pas d'organes admi-
nistratifs. La lui demander, ce serait l'amener à
créer une administration nouvelle qui, au reste,
courrait à un échec certain.
Sommes-nous donc sans moyens d'organisation?
Encore une fois, les moyens sont là. 11 suffit de
260 LE CHEVAL DE TROIE
les mettre en œuvre, de les coordonner, et de leur
donner la mission de collaborer avec l'Etat pour
organiser avec les moindres heurts, les moindres
injustices, la grosse tâche de la démobilisation.
Merveilleuse occasion, au surplus, pour amener
l'Etat et les Français à se défaire des dernières
habitudes individualistes qui entravent leur orga-
nisation économique.
Que l'Etat mobilise les associations profd'ssion-
nelles et leur donne la mission de récupérer leurs
membres à la démobilisation, de les réintégrer
dans leurs fonctions, ou de leur faciliter la reprise
de leurs affaires ou de leur clientèle, sans toute-
fois jeter brusquement sur le pavé les rempla-
çants et les remplaçantes, et nous voici sur l'heu-
reuse voie de la rentrée juste et ordonnée des
mobilisés. Voilà une obligation dont tout le monde
acceptera le principe sans peine, sachant qu'elle
est organisée et s'impose à tous, par des moyens
réguliers. Gliaque centre professionnel convoque
ses membres, organise le travail avec eux ; chaque
chef d'entreprise se met en correspondance avec
les intéressés, règle les cas en tenant compte des
nuances, des situations diverses (ce qu'une admi-
nistration désintéressée ne peut jamais faire) et
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 207
rend compte à son syndicat. On pourrait ainsi, avec
la plus grande exactitude possible, prévoir le
nombre de licenciements ou le nombre de vacances
qui se produiront à la démobilisation. On pourra
prévoir par quel mode de compensation une
corporation où les licenciements seront en excès
comblera les vides de telle autre corporation où
les vacances sont et demeureront nombreuses. Si
CCS compensations ne suffisent pas, l'Etat invitera
les corporations à prévoir un développement de
leur industrie. Voilà une intervention de l'Etat
qui pourrait être féconde en résultats dans quelques
corporations où l'invention et la recherche sont
un peu molles. Mais ce sont là des considérations
étrangères à notre sujet.
L'important, c'est de préparer la réintégration
des mobilisés dans la vie civile. On souhaiterait
qu'il fût fondé un bureau de démobilisation dans
chaque corporation et que ces bureaux pussent
préparer, pour l'autorité militaire, des Livrets de
Démobilisation pour la plupart des mobilisés. 11
est certain que cela donnerait une tâche admi-
nistrative assez grosse aux corporations. Mais
n'est-il pas sensé de prévoir pour cette tâche la
collaboration des membres honoraires de la cor-
268 LE CHEVAL DE TROIE
poration, de leurs femmes et de leurs filles. Voilà
une mobilisation civile à laquelle on se prêtera
de bonne grâce.
Nous entendons bien l'objection. Elle nous a
été faite par un membre distingué de la Société
d'Economie sociale à qui ces vues ont été communi-
quées et qui en approuve le principe. L'objection,
c'est que les corporations ne sont pas prêtes à
fonctionner pour ce service. 11 en est peu qui
réunissent leurs membres dans une seule orga-
nisation ; beaucoup sont représentées par plu-
sieurs associations rivales ; enfin nombre de Fran-
çais vivent en dehors de leurs associations
professionnelles. L'objection est sérieuse. Mais
que révèle-t-elle ? Une grosse lacune. Eh bien,
nous avons là, sous la pression de la nécessité,
une occasion qu'il ne faut pas laisser perdre de'
précipiter la cristallisation professionnelle, de
mettre de l'unité dans les mouvements corpora-
tifs, de faire tomber les résistances individua-
listes, et de contribuer fortement à cette coordi-
nation des forces économiques qui sera notre salut
dans l'après-guerre.
Le jour où l'organisation professionnelle sera
constitutionnelle pour les besoins nationaux de
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 209
la guerre ou de l'après-guerre, il faudra bien
que chacun s'enrôle sous la bannière de son
métier, et que les associations rivales se fédèrent.
Que l'impulsion vienne des corporations ou de
l'Etat, voilà le grand résultat que nous pouvons
attendre, et où nous conduit la recherche ration-
nelle des moyens que nous avons de reconnaître
le droit de ceux qui auront sauvé les corporations
françaises.
Prévoyons, organisons. Ne nous en remettons
pas aux sentiments, si grands, si beaux, si nobles
qu'ils soient. Que chacun ait conscience de son
« Devoir » à l'égard des combattants, nul n'en
doute. Mais la plus élémentaire connaissance du
cœur humain nous avertit qu'il est à craindre que
cette conscience ne survive pas au péril ou ne
surmonte pas les difficultés qui ne manqueront
pas de se produire. Nous en sommes-nous remis
à la conscience du « Devoir » pour que chaque
mobilisé rejoignît les armées? Nous avons donné
à chaque Français valide un livret qui lui indi-
quait le jour de son départ et le lieu où il devait
se rendre. Assurons aux Français glorieux les
mêmes facilités de retour. Ce n'est pas la con-
science de chacun qui organisera ce retour. Mais
270 LE CHEVAL DE TROIE
l'intérêt de l'Etat est engagé. Que l'Etat impose
aux corporations françaises la tâche qu'exige
l'intérêt national, que les corporations imposent
à leurs membres celle qu'exigeront alors les inté-
rêts corporatifs, et les intérêts de tous seront
sauvegardés. C'est ainsi. Français, que vous aurez
la satisfaction d'un devoir accompli, et que vos
louanges, vos chants d'allégresse seront doux au
cœur des héros de la Grande Guerre, rentrés
dans leurs foyers où ils trouveront le pain quoti-
dien doré des rayons de la gloire.
m. — Le problème social par excellence :
La Famille.
Nous nous battons pour nos femmes, pour nos
enfants, et pour notre mère à tous, la France.
Mais que devient pendant la guerre notre appui,
notre soutien, notre force : la famille française ?
Et que deviendra-t-elle après la guerre ?
Nous avons tous beaucoup voyagé en France,
d'un bout à l'autre du front, et du front à l'ar-
rière, et de l'arrière au front. Ce que nous avons
vu n'est pas fait pour donner une confiance irrai-
sonnée. Nous ne parlons pas des vides causés par la
guerre. Nous parlons de la santé de la famille qui,
si elle est bonne, rendra au pays le sang versé,
mais qui, si elle est chancelante, risquerait de
rendre vains les immenses sacrifices consentis. Or,
qu'avons-nous vu ? La famille française gravement
menacée dans toutes les régions de France tant
par la promiscuité qui s'est établie dans la zone
272 LE CHEVAL DE TROIE
des armées que par les nouvelles conditions de la
vie ouvrière dans les centres où l'on a dû faire
de larges appels à la main-d'œuvre féminine.
Hâtons-nous de dire que, selon des renseigne-
ments certains, le mal est plus profond encore
dans les pays allemands, qui, pourtant, n'ont pas
souffert, comme les nôtres, de la démoralisation
engendrée par les grands déplacements de popu-
lation. Ce mal est général dans tous les pays bel-
ligérants. 11 menace toute la civilisation euro-
péenne. Mais la régénération se fera inégalement
dans les nations : la prévoyance, l'organisation de
fortes institutions pourront lui donner une allure
rapide dans certains pays ; dans d'autres, au con-
traire, l'imprévoyance, l'absence d'institutions peu-
vent la compromettre.
Qu'a-t-on fait, que fera-t-on chez nous pour
préserver ou régénérer la famille ?
Pendant trois ans, on n'a rien fait. 11 apparte-
nait à l'Etat de veiller à ce que les familles trans-
plantées fussent replacées dans des conditions
morales favorables à leur conservation, et d'orga-
niser ou de faire organiser la vie, dans la zone
des armées ou dans les nouvelles agglomérations
ouvrières, de telle manière que les familles fus-
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 273
sent préservées. Il fallait limiter, refouler, con-
tenir Texpansion des inévitables maux que devaient
engendrer les conditions anormales de l'existence.
Ce qui a été fait dans ce sens est dû aux initia-
tives privées, dont la puissance était faible. L'Etat?
Mais qui le représentait pour cette tâche ardue ?
La grosse préoccupation devait être de limiter
le mal : une mesure s'imposait, qui n'a pas été
prise ; il eût été nécessaire de séparer les civils
des militaires, au moins dans les zones proches
du front. Rien ne pouvait être plus mauvais que
la longue promiscuité qui s'établissait entre les
civils et des troupes sans cesse changeantes. Du
moment où le front se stabilisait pour une longue
durée, l'organisation de la zone des armées de-
vait être faite non plus seulement selon les néces-
sités militaires, mais selon les nécessités morales
qui intéressent l'avenir du pays : il fallait faire
évacuer complètement les villages de la zone
d'avant, et les réserver exclusivement au logement
des troupes ; à l'arrière, organiser les cantonne-
ments des troupes hors des villages, des bourgs
et des villes. Gela eût nécessité d'innombrables
constructions ? Ces constructions eussent coûté
moins cher à l'Etat que les frais de cantonnement
Cheval de Troie 18
274 LE ClIl.VAL DE TIIOIE
que l'on a dû payer aux habitants. Quant au gain
moral, il est inévaluable, mais on peut toutefois
l'estimer si l'on considère que cette mesure, géné-
ralisée, nous eût assuré au moins un corps d'armée
de plus pour les années 1934 et suivantes. La
promiscuité entre civils, qui n'étaient plus maîtres
chez eux, et civils mobilisés, désorbités par une
vie anormale, a contribué à répandre, parmi des
populations encore saines, un état d'esprit et des
mœurs tout à fait défavorables au développement
des familles.
D'autre part, on n'a pas songé à préserver l'état
moral des troupes mobilisées à ce point de vue.
Or, ouvertement ou clandestinement, à partir du
printemps de 1915, des industriels peu scrupuleux
ont spéculé sur les dispositions morales des sol-
dats vivant dans l'isolement sexuel. La liberté
entière laissée à ces industriels a permis un trafic
énorme de journaux et d'une imagerie spéciale
dont le but n'est certes pas de consolider l'insti-
tution familiale. La corruption a été tout à fait
artificielle. Les soldats demandaient desjournaux,
et des images, mais non ceux-là, à quoi ils ne pen-
saient guère, car la vie dans la tranchée porte
naturellement à la vertu la grande majorité des
PROIILÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 275
hommes, exception faite pour quelques déséqui-
librés. Mais comme la plupart d'entre eux ne sont
pas de petits saints, l'entrée aux armées de cette
littérature spéciale, accueillie d'abord avec un cer-
tain mépris, a excité cette curiosité malsaine que
l'homme repousse et recherche à la fois lorsqu'on
lui présente les moyens de la satisfaire.
Ai-je besoin de dire que les résultats ont été
déplorables ? Cette excitation malsaine, outre
qu'elle a l'influence la plus pernicieuse sur l'avenir
de la race, détourne l'esprit des soldats des préoc-
cupations militaires. 11 est nécessaire d'enrayer
ce commerce, particulièrement celui de l'imagerie
clandestine ; il est d'ailleurs très vraisemblable
que l'on trouverait à l'origine de celle-ci une
organisation reliée à quelque branche du boloïsme.
On ne sollicite pas l'Etat de se faire prédicant,
mais de protéger le moral de la troupe, au point
de vue militaire, et d'assurer par surcroît la pro-
tection des sources de la vie française qui alimen-
tent la famille française.
Qu'a-t-on fait enfin pour protéger la famille
ouvrière transplantée par les nécessités des fabri-
cations de guerre ? qu'a-t-on fait pour protéger la
276 ' LE CHEVAL DE TROIE
femme et la jeune fille appelées au travail de tous
côtés?
L'Etat a donné ou fait donner au plus grand
nombre de hauts salaires. Je fais appel à l'infor-
mation du lecteur: ces hauts salaires ont -ils servi
à fortifier la famille ouvrière ? C'est le contraire
qui s'est produit. Quelques industriels, conscients
de leurs hautes obligations, ont facilité aux femmes
l'accomplissement de leur tâche matérielle : pou-
ponnières, crèches ont été multipliées. C'est là un
bien faible remède au mal immense que l'usine
fait à la famille. Le travai-1 féminin à l'usine, dans
les entreprises de transports, voire même dans
certains bureaux, est le plus grand ennemi de
la maternité.
Pendant la guerre, les nations belligérantes
étaient contraintes de subir ce mal ; mais il n'était
pas impossible de lutter efficacement contre ses
effets, en organisant un milieu social qui les eût
diminués. Or, au contraire, on a laissé se former
autour de l'usine, dans les anciens et les nouveaux
centres industriels, un milieu social qui aggravait
le mal. Débits de boissons, établissements de
plaisirs, commerces de faux-luxe, se sont multi-
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 277
plies dans les centres ouvriers et ont créé pour
une population ouvrière, énervée par le travail
et les angoisses de la guerre, cette atmosphère
débilitante qui corrompt et diminue l'homme en
lui donnant l'illusion d'une vie accrue. Dans un
pareil milieu, où l'énergie, la santé morale se
dissolvent, l'épargne est impossible ; toutes les
disponibilités quotidiennes ou hebdomadaires sont
drainées par les tenanciers et les marchands ;
l'homme et la femme perdent le goût de la vie
familiale et subissent cette démoralisation qui
n'atteignait avant la guerre que les milieux de la
noce bourgeoise ou crapuleuse.
Pour lutter contre ce péril qui menace les élé-
ments sociaux qui sont la grande réserve d'une
nation, les prédications et les discours adressés
aux intéressés sont absolument inefficaces : il faut
placer l'homme dans des conditions matérielles
où l'exercice des vertus familiales n'exige pas un
efifort au-dessus des forces humaines. C'est à
l'Etat, aidé par les corporations, les communes
et les pouvoirs spirituels de la nation, églises,
corps enseignant, associations savantes, qu'il
appartient de créer ce milieu social et de favori-
ser l'expansion des idées qui font accepter par la
278 LE CFIEVAL DE TROIE
raison les contraintes morales favorables à la vie
de la famille.
Dans cette direction, il n'y a pas à cacher que
lEtat a été d'une grande imprévoyance. Nous
disons : imprévoyance, car les intérêts de l'Etat
sont liés étroitement à la situation et à la force
de la famille française. L'Etat, organe de la con-
science nationale, et dont une des missions est de
préparer l'avenir, n'a pas seulement à assurer les
fabrications de guerre, mais à ordonner la vie
sociale de telle sorte que les familles françaises
lui fournissent des générations saines et nom-
breuses. Voici la doctrine évidente. Mais est-elle
entendue d'un Etat presque entièrement pénétré
par une doctrine qui ne connaît que « l'homme »,
le citoyen, et ignore l'élément constitutif de toute
société, la famille ?
Ici encore, une erreur iiitellectuelle est à l'ori-
gine de3 maux dont dous 90uffi*ons et que la
guerre a aggravés.
A la faveur de l'individualisme qili pénétrait
l'Etat et la Nation, des conditions économiques et
sociales se sont créées, au cours du xtî' siècle,
qui ont mis en péril la famille française. La guerre
a rendu le péril éclatant, péril tel qu'il serait un
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES ET SOCIAUX 271)
péril de mort pour la nation s'il ne pouvait être
conjuré. Il peut être conjuré, malgré son éten-
due, malgré sa profondeur. Maïs rendons-nous
compte que les bonnes volontés individuelles
seront impuissantes dans cet ordre. Toute la pro-
pagande en faveur des familles nombreuses, les
cris d'alarme, les appels au patriotisme seront
inefficaces tant qu'ils s'adresseront aux seules
volontés. Les bonnes volontés se briseront sans
cesse aux obstacles économiques et sociaux
que de mauvaises dispositions légales ou l'ab-
sence de lois favorables redressent automatique-
ment. La grande vérité est que la famille fran-
çaise, où se développait la volonté de limiter le
nombre des enfants, dépérissait parce que ni les
lois ni les coutumes modernes n'ont été faites
pour elle et qu'il s'est créé, sous le couvert de ces
lois et coutumes, un milieu social qui la com-
prime et l'étouffé.
Cette volonté de limitation est-elle la volonté
de la race ? C'est une volonté artificielle, engen-
drée par des conditioiis extérieures. Mais la race
qui a vaincu à la Marne, qui a combattu devant
Verdun a assez montré que sa volonté de vivre
est puissante pour que Ton ne puisse mettre en
280 LE CHEVAL DE TROIE
doute aucune de ses facultés. Des hommes qui se
battent comme le font les Français ne sont ni des
dégénérés, ni des impuissants ; les hommes qui sont
capables de supporter la misère des tranchées ne
peuvent pas être des hommes qui redoutent les
charges de la paternité.
Ces facultés indéniables, incontestables, connues
et reconnues du monde entier, resteront sans em-
ploi si elles sont rejetées, après la guerre, dans
l'individualisme où l'esprit public et les lois les
conduisaient avant la guerre. Or, comme l'a écrit
un émineut sociologue •, « le dépeuplement de la
France est la conséquence directe de sa mauvaise
organisation sociale ; si une nation est insuffisam-
ment féconde, la faute en est à ses institutions ;
un peuple qui ne procrée pas est un peuple mal
organiflé ». Cette organisation, ces institutions ne
l.M. A.-L. Galéot, dans l'Avenir delà Race (publié en 1917),
ouvrage auquel je renvoie le lecteur qui y trouvera, dans une
des plus belles études d'ensemble qui aient été écrites sur
cette grande question, le problème du peuplement étudié sous
tous ses aspects, et l'indication de solutions éminemment pra-
tiques, justes et raisonnables. D'autre part, on trouvera plus
loin, aux appendices, un tableau comparatif des effectifs pro-
bables, en 1933, en France et en Allemagne. C'est la repro-
duction du tableau dressé par M. André Lefèvre.
PROBLÈMES ÉCONOMIQUES BT SOCIAUX 281
peuvent être données que par l'Etat. L'Etat, sous
la pression de la guerre, s'est engagé un peu plus
avant dans la voie où il avait déjà rencontré la
famille française : à l'impôt dégressif, tenant
compte des charges de famille, ont correspondu les
mesures prises pour épargner la vie des chefs de
famille nombreuse, accentuant celles qui avaient
été prises avant la guerre. Mais nous sommes encore
loin d'une constitution qui serait faite non plus
pour l'homme et le citoyen, mais pour le Père, la
Mère et leurs Enfants, et qui, automatiquement
en quelque sorte, créera le milieu social favorable
à la prospérité de la Famille. Ici encore, l'Etat
trouvera la collaboration de l'Eglise, des corps
professionnels, des associations de chefs de fa-
mille et des corps savants, c'est-à-dire de toutes
les forces organisées qui sont intéressées au pro-
grès de notre civilisation.
Ce problème social est un problème militaire
au premier chef : rappelons que l'un des secrets
de notre force militaire réside dans cet amour pro-
fond que les Français portent à leur descendance.
Gomment les Français demeureraient-ils à leur
poste de combat si une vue sur Tavenir leur
montrait qu'il est inutile de se battre pour des
282 LE. CHEVAL DE TROIE
enfants que la famille française ne devrait pas
avoir ?
Nous sommes entrés en campagne pour con-
server la terre, la liberté et l'honneur à nos fils :
ce n'est point pour donner à l'avenir français une
terre dépeuplée, ouverte à la racaille errante du
monde. A nous, soldats de la Grande Guerre, de
dire notre volonté pour que l'immense sacrifice
soit celui d'où la Famille française sortira régé-
nérée dans une paix où elle croîtra en force et
en nombre.
CONCLUSIONS
LA SIGNIFICATION DE LA GUERRE
Monarchie universelle et Démocratie universelle
Nos souvenirs, nos traditions, nos passions,
notre raison, et aussi la couleur du ciel de France,
ont donné au sentiment national des Français une
telle force que l'armée résiste et résistera aux fer-
ments de décomposition que le siècle passé a
déposés en elle. Quand l'appel de l'intérêt indi-
viduel, ou la crainte d'être dupe des puissants de
ce monde) ou la fatigue tournent le soldat vers
l'arrière, il suffît qu'il imagine l'avenir un ins-
tant pour qu'il se ressaisisse : il entrevoit ce que
signifletait une paix incertaine ou la défaite : dans
la patrie abaissée, l'Allemand maître des âmes,
des corps et des biens ; le contremaître allemand
à l'atelier ; les familles allemandes prenant la
284
LE CHEVAL DE TROIE
terre de France ; le socialiste allemand faisant la
loi dans les congrès ; le savant allemand dirigeant
la science ; le curé et le pasteur allemands régen-
tant les âmes, et l'officier allemand les protégeant
tous. Alors l'homme serre les poings et fait face
à l'ennemi. S'il est assuré que les avantages de la
guerre seront pour lui, il mènera la guerre jus-
qu'au bout.
Mais prenons garde qu'il est sensible aux idées
et qu'il veut que ce sentiment qui l'emplit ne soit
pas une erreur et soit eu accord avec le mouve-
ment du monde. Qu'il soit athée ou croyant,
l'homme ne marche avec assurance que s'il se
croit en règle avec l'Esprit de l'Univers. Que pen-
sera le soldat si quelque voix lui murmure, dans
le silence de la tranchée : « Ton sentiment te
trompe ; il est faux, il est artificiel ; il a été mis
en toi par tes maîtres. Pourquoi te bats-tu,
pour une patrie qui doit disparaître, comme le
veulent la raison, la science, le progrès univer-
sel ? Tourne-toi plutôt contre ceux qui conservent
la patrie et préparent ainsi des guerres futures. »
Des milliers de soldats ardents accueilleront ces
propos par de beaux éclats de rire ; mais com-
bien, vénérant encore les idoles mortes du siècle
LA SIGNIFICATION DE LA GUERRE 285
passé, seront troublés par ce prétendu comman-
dement de la Raison et du Progrès ? Peut-on con-
tinuer de se battre lorsque l'on se croit condamné
par la raison ou par Dieu ?
Faisons taire ces fantômes menteurs. Ne lais-
sons pas redresser les idoles de la barbarie intel-
lectuelle du siècle dernier. La guerre signifie que
nous sommes dans un siècle où les Patries seront
plus fortes que jamais. La signification de la
guerre est que l'existence de Patries, libres, indé-
pendantes, souveraines, est exigée par les grands
intérêts de la civilisation générale.
Les Patries sont les moyens de salut par les-
quels l'humanité conserve, entretient et accroît
les biens matériels et moraux de la civilisation et
par lesquels elle se sauve des deux périls qui la
menacent : le dépérissement dans l'unité, la dis-
location dans Témiettement. Le soldat a raison
contre le faux rationaliste : la défense de la Patrie
est la plus haute tâche temporelle de l'homme.
En luttant contre le Germanisme, nous écartons
du monde un des plus grands périls qui le me-
nacent : la monarchie universelle. Mais gardons-
nous de penser que la réalisation de la démocratie
universelle puisse être l'aboutissement de notre
286 LK CURVAI- DE TROIE
réaction. La démocratie universelle est un péril
égal, qui ferait reparaître le premier ou nous
livrerait à une nouvelle barbarie.
Les deux périls
Monarchie et démocratie universelles procèdent
de la même idée, de la même métaphysique. Je
voudrais montrer qu'elles aboutiraient au même
résultat, la chute de la civilisation.
L'une et l'autre sont, de nos jours, rêvées par
des hommes qui croient que le monde tend à
l'unité rigoureuse de civilisation, de mœurs,
de lois, de droits. L'idée du progrès indéfini les
domine toutes deux. Elles ont des procédés très
différents de réalisation. Mais elles tendent à un
même but : l'unification du monde, la paix géné-
rale, l'abolition de l'indépendance, de la souve-
raineté des nations. Cet idéal doit, selon les uns,
être concerté; selon les autres, imposé. Les Alle-
mands disent imposé, et imposé par eux. Mais le
but matériel est le même, si les moyens spirituels
sont différents, et c'est peut-être ce qui explique
l'étrange sympathie, pour ne pas dire l'étrange
complicité, que les utopistes allemands de la mo-
LA SIGNIFICATION DE LA GUliRRB 287
narchie universelle rencontrent chez les utopistes
de la démocratie universelle qui se trouvent parmi
les Alliés. La démocratie universelle est le plus
redoutable piège que tendent les Allemands aux
Alliés.
Les démocrates sont évolutionnistes. Ils croient
tous, avec plus ou moins de force, à cette doc-
trine (qui s'appuie, sans la moindre raison, sans
aucun titre, sur le darwinisme) selon laquelle
toutes les institutions, en évolution depuis les
origines, tendent à un état social uniforme où la
liberté complète sera la loi et dont toutes les
conventions reposeront sur la libre entente. En ce
qui touche la nation et l'humanité, voici leur rai-
sonnement ou plutôt leur imagination, car leurs
doctrines n'ont aucun fondement scientifique ni
historique : l'humanité, disent-ils, est partie de
l'état inorganique pour arriver, par le processus
normal de l'évolution, à l'état organique où elle
réalisera son unité ; l'humanité est partie de
l'individualisme pur ; elle est passée de là au
régime du patei' familias^ de là à la tribu, au
clan, au groupe féodal, enfin à la nation ; le terme
de l'évolution, c'est la fusion des nations dans
l'humanité unie.
288 LE CHEVAL DE TROIE
C'est la doctrine, d'une simplicité enfantine, et
où nos évolutionnistes n'oublient qu'une chose,
dans le tableau qu'ils font du prétendu processus
évolutif : le moyen par lequel les grandes socié-
tés humaines ont été formées, la guerre, aidée
de l'intrigue, ou la persuasion appuyée par la
menace. C'est un fait que toutes les nations
ont été formées par la guerre, menées par des
monarchies ou des aristocraties belliqueuses qui
brisaient les particularismes et fondaient en une
seule nation les peuples de même langue, ou de
même culture, ou de mêmes intérêts, ou contenus
dans les mêmes limites géographiques, ou dont
la sujétion était nécessaire aux projets de l'Etat
constitué. Voilà le petit fait qu'oublient nos évo-
lutionnistes. Ils oublient également cet autre : la
création des Empires, forme de société qui dépasse
les nations, et qui ne rentre pas dans le prétendu
processus évolutif. Et ils ne remarquent pas que
les Nations ont été plus d'une fois dépassées par
ces formations, peut-être supérieures, qui tendaient
presque toujours à cette paix générale qu'ils
rêvent : ils ne remarquent pas non plus que ces
Empires se sont tous désagrégés, cependant que
les nations duraient, comme si cette forme de
LA SIGNIFICATION DE LA GUERRE 289
société, l'Empire, était une impossibilité humaine.
Enfin, ils n'observent pas que le moyen de création
et le lien social de toutes ces sociétés a toujours
été l'autorité, maniée par un monarque, une aris-
tocratie, une caste, une classe ou parfois un peuple
conquérant tout entier. Dans l'histoire du monde,
il n'y a pas d'exemple d'une société humaine
constituée et durant sans le secours de la guerre
et de l'autorité.
Dans ces conditions, à quoi aboutirait la doc-
trine de l'évolutionnisme démocratique? Introdui-
sant la liberté dans un monde dont les formations
sont régies par l'autorité, elle rejetterait l'hu-
manité dans cet émiettement en petites nations,
en clans, en hordes, si funeste à toute civilisation
et générateur de guerres innombrables. Si l'on
cherche un exemple historique, nous n'aurons qu'à
regarder notre propre siècle ; la démocratisation
totale de la Russie transforme cet Empire, où cent
peuples divers vivaient en paix, en une mosaïque
d'Etats qui connaissent dès maintenant la guerre
civile et la guerre extérieure. Il faut ajouter que
cet émiettement favorise toujours les entreprises
belliqueuses des Etats qui ont conservé ou qui
reprennent une forme monarchique ou aristocra-
Gheval de Troie 19
200 LE CHEVAL DE TROIE
tique. Est-il nécessaire démontrer combien l'émiet-
tement de la Russie en nations slaves (et tartares)
favorise au xx» siècle, non pas la démocratie uni-
verselle, mais la monarchie universelle rêvée par
la Deutsche Kultur ?
Faut-il montrer qu'un mouvement semblable,
intéressant le sud de l'Europe, ferait du Hohen-
zollern le maître du monde, grand protecteur
des petits Etats, tous pénétrés par ses industriels,
ses commerçants, ses savants et ses propagan-
distes ? Les rêves des démocrates favorisent en ce
temps-ci les rêves des partisans de la monarchie
universelle. Ne les favorisent-ils que par le plus
gros des malentendus ? Faut-il penser que ces
démocrates absolus, aimant plus la paix univer-
selle que la démocratie universelle ne redoutent
pas de recevoir la première des mains de la
Deutsche Kultur ? Peut-être espèrent-ils que, ce
cadeau reçu, ils donneront à leur tour la démo-
cratie au Mittel-Europa? Ne doutons pas que ce
calcul de dupes n'ait été fait, puis encouragé
par ce monde de financiers cosmopolites qui ne
possède plus aucun sens des intérêts nationaux.
A nous de montrer aux démocrates idéalistes
qu'une erreur intellectuelle peut, dans les heures
LA SIGNIFICATION Dli LA GUKKRli 21)1
graves où nous sommes, favoriser le pire des
crimes contre la France et contre l'humanité.
Les Allemands, utopistes de la monarchie uni-
verselle, ne sont pas moins évolutionnistes que
nos démocrates. Eux aussi croient que révolution
conduit l'humanité à l'uuification. Mais, guidés
par leurs historiens et leurs philosophes, ils n'ou-
blient pas les procédés de formation des sociétés
humaines, ni la guerre, ni l'autorité, et ils se sont
en outre donné la mission d'organiser l'humanité.
Ce n'est pas le Hohenzollern qui fait le rêve de
monarchie universelle : c'est l'Allemagne pen-
sante. Le rêve napoléonien était le rêve d'un gé-
nie individuel; le rêve de l'Allemagne est celui
du génie national. Les Allemands veulent faire à
l'humanité, comme nos démocrates, le cadeau de
la paix universelle, du désarmement (du désarme-
ment limité s'entend) et de l'organisation supé-
rieure. Mais à l'inverse de nos démocrates, c'est
par la guerre qu'ils entendent imposer ce cadeau,
dont ils seraient plus tard les administrateurs.
Citerons-nous les textes ? Ils sont connus de
tous, et que Ton relise r Appel des Intellectuels
allemands au monde civilisé. Mais nous ne pou-
292 LE CHEVAL DE TROIE
vons nous retenir de citer un des plus significa-
tifs, celui que le professeur Ostwald (un des signa-
taires de l'Appel) adressait aux Français à l'au-
tomne de 1914. En voici l'essentiel :
« L'Allemagne, grâce à sa faculté d'organisa-
tion, a atteint une étape de civilisation plus éle-
vée que les autres peuples. La Guerre, un jour, les
fera participer, sous la forme de cette organisa-
tion, à une civilisation plus élevée. Parmi nos
ennemis, les Russes, en somme, en sont encore à
la période de la horde, alors que les Français et
les Anglais ont atteint le degré de développement
culturel que nous-mêmes avons quitté il y a plus
de cinquante ans. Cette étape est celle de rindi-
vidiialisme. Mais au-dessus de cette étape se trouve
rétape de r organisation. Voilà où en est l'Alle-
magne d'aujourd'hui *. »
1. Ce lexte est cité par M. Jacques Bainville, dans son Petit
Musée germanique. On trouvera dans ce précieux petit livre
l'histoire édifiante des relations que le professeur Ostwald
entretenait avec les Français. Ce notoire représentant de la
grande utopie germanique publiait en 1910, dans la Grande
Revue, un appel au désarmement... en France I Les démocrates
qui accueillaient cet appel étaient loin de soupçonner que le
professeur Ostwald n'était rien d'autre qu'un éclaireur des
armées allemandes.
LA SIGNIFICATION DE LA GUERRE 293
Marx disait que la force est l'accouclicusc des
sociétés. C'est aussi l'opinion d'Ostwald qui veut
que la guerre soit l'accoucheuse de l'humanité
organisée. Les Allemands, avec lai et avec leurs
plus grosses têtes pensantes du xix' siècle, pensent
de même. Ils sont partis à la conquête du monde
pour activer « l'évolution ». Ils réalisent le rêve
des démocrates, mais avec d'autres moyens. Ils
suivent le « processus évolutif », mais conformé-
ment aux lois historiques : des chefs locaux ont
groupé les tribus germaniques en nations ; le Fer
prussien a groupé les nations germaniques en un
seul Etat, lequel a imposé l'union au groupe d'Etats
du Mittel-Europa ; le Mittel-Europa, commandé
par l'Allemagne, va faire de l'Europe une confé-
dération protégée et dirigée par les Allemands;
enfin l'Europe unie imposera la paix et l'orga-
nisation à la planète. C'est la paix universelle, les
peuples soustraits aux charges écrasantes de la
paix armée, et le désarmement surveillé par une
aristocratie de guerriers auxquels commandera
la dynastie des Hohenzollern.
Voilà le rêve grandiose et fou, dont nous savons
bien qu'il est le grand moteur des armées alle-
mandes. Les Allemands en poursuivent la réali-
294 LE CHEVAL DE TROIE
sation avec une entière bonne foi, se regardant
comme les bienfaiteurs du monde, s'étonnant que
le monde refuse le cadeau de leur civilisation
supérieure. Comme tout s'enchaîne et se tient ! La
hâte où étaient les Allemands de donner ces bien-
faits au monde n'explique-t-elle pas leur appa-
rente barbarie, leurs cruautés, leur système de
terreur pendant la guerre ? De l'endroit où ils se
sont placés, ces cruautés, cette apparente barba-
rie doivent abréger la durée de la guerre, et que
sont-elles au prix du sang que l'on épargnera
dans cette ère de paix universelle qu'ils vont
ouvrir dans le monde ? Mais que l'on prenne garde
que cette forme de raisonnement incline vers eux
l'esprit des démocrates pacifistes. Si la paix uni-
verselle est vraiment le terme de l'évolution,
qu'elle vienne de la Révolution ou de la victoire
allemande, qu'importe, pourvu qu'elle soit !
L'utopie de la paix universelle est le lieu psy-
chologique où se rencontrent et peuvent se con-
cilier les deux idées de démocratie et de monar-
chie universelle. Mais de ces deux idées, l'une est
femelle, l'autre est mâle : c'est assez dire com-
metit l'Utiion peut se faire, et encore une fois,
l'exemple russe nous apporte la confirmation de
LA SIGNIFICATION DE LA GUERRE 205
l'expérience : la démocratie pacifiste russe subit
la monarchie pacifiste allemande. Il y a long-
temps que les démocraties alliées eussent subi la
volonté allemande si elles n'étaient animées par
un patriotisme ardent, actif, viril qui commande
leur action guerrière.
Mais la question est plus haute : il s'agit de
savoir si la monarchie universelle, donnant la
paix au monde, serait le terme du plus grand pro-
grès humain et le plus grand des bienfaits pour
l'humanité. L'expérience historique et la raison
indiquent que les réalisations ou les demi-réalisa-
tions de ces empires ne donnent à l'humanité
qu'une paix précaire, dont elle est bientôt privée
pour retomber dans les guerres civiles et les
guerres de nationalités. Elles ont contre elles la
corruption qui atteint leurs organes d'État et
leurs classes dirigeantes dans la mollesse d'une
vie que ne menace plus la guerre. Elles ont contre
elles la révolte des nationalités qui, quelques bien-
faits matériels qu'elles en reçoivent, cherchent à
se libérer de la volonté, de l'humeur, de l'esprit
du peuple qui domine dans l'Empire. 11 ne fau-
drait pas un demi-siècle à la monarchie univer-
296 LE CHEVAL DE TROIE
selle du Deiitschtum pour succomber sous l'action
de ces deux causes de dissolution. Après quoi
l'humanité rentrerait dans une effroyable période
de guerres de toute espèce, dont l'époque des In-
vasions barbares peut nous donner une idée. La
civilisation sombrerait en même temps. Nous
aurions à tout reconstruire. La lutte contre le
germanisme doit épargner au monde une catas-
trophe qui dépasserait en étendue et en profon-
deur la chute de l'Empire romain. Chacun des
alliés sauve l'humanité en sauvant sa patrie.
La Patrie
Ce n'est pas en vain que nous luttons pour
notre patrie. La patrie n'est pas une étape dépas-
sée dans la vie de l'humanité. C'est le terme supé-
rieur des sociétés humaines. Les patries distinctes,
libres, indépendantes, souveraines, sont néces-
saires à la civilisation, à l'humanité. La patrie
n'est pas seulement une assemblée de familles
qui possèdent en commun un sol, des monu-
ments, des machines, des institutions, des idées
et qui défendent cet héritage contre l 'étranger ;
c'est un groupe social qui a charge, en quelque
sorte, d'occuper un morceau de la planète pour y
LA SIGNIFICATION DE LA GUERRE 297
réaliser, selon ses méthodes propres, une des
expériences de l'humanité.
La civilisation, pour durer et croître, ne peut
pas être alimentée par un seul foyer. Il faut plu-
sieurs foyers, qui rivalisent de puissance, et qui
permettent à la lumière de durer, si Tun s'éteint.
Les nations sont à la civilisation ce que les espèces
sont à la vie animale : des expériences diverses,
lancées dans des directions multiples, afin que la
vie ou la civilisation qu'elles portent ne succombe
pas dans une impasse où les conduirait un mou-
vement uniforme.
La nécessité impose à l'humanité les transfor-
mations incessantes des institutions politiques,
économiques, sociales. La même nécessité éloigne
l'humanité d'une direction unique, d'une métro-
pole unique, d'une méthode d'organisation uni-
que, d'une culture unique qui lui ferait courir le
risque d'une fausse direction où elle se pétrifie-
rait ou se disloquerait. La multiplicité relative
de centres indépendants de civilisation assure la
continuité, la durée, l'accroissement. Une nation
peut s'engager dans une voie où elle prend un
instant la tête de la civilisation et s'arrêter en-
suite, déchoir, parce qu'elle s'est donné des ins-
298 LE CHEVAL DE TROIE
titutions qui ne lui permettent plus les transfor-
mations nécessaires : la civilisation générale n'est
pas compromise ; une nation voisine, pourvue
d'autres institutions, plus souples, prend la tête
à son tour. Rome fut maîtresse du monde : sa
chute livra l'Europe entière à la barbarie. Les
Arabes furent princes de la civilisation dans un
temps où les peuples de la Chrétienté commen-
çaient à peine de rassembler les trésors du monde
gréco-latin. Que fût-il advenu de la civilisation
générale, si, subissant leur joug, les peuples d'Occi-
dent avaient subi leurs mœurs, leurs institutions,
leur culture ? Mais les murs de Gonstantinople
et la volonté de Charles Martel sauvèrent les
nations de la Chrétienté, qui n'en reçurent pas
moins des mains arabes quelques biens précieux
du trésor humain, qui furent ainsi sauvés et trans-
mis au monde.
11 est certain que les Allemands, inférieurs aux
Arabes à tant d'égards, possèdent tine certaine
supériorité dans le motide moderne, limitée à ce
qui concerne la production des choses matérielles.
Leur supériorité générale serait-elle aussi écla-
tante que celle des Romains de César devant les
peuples gauloiS) que le monde n'en devrait pas
LA SIGNIFICATION DK LA GUERRE 299
moins repousser leur domination comme l'un des
plus grands périls. Devant la ruée germanique, si
semblable par ses origines à la chevauchée arabe
car Fichte a lancé les Allemands à la conquête du
monde avec un mot d'ordre religieux qui rap-
pelle singulièrement le commandement de Maho-
met), les nations sauvent l'humanité et la civilisa-
tion tout entière, comme l'infanterie franque a
sauvé à Poitiers l'Europe et la civilisation qu'elle
devait porter plus tard. Une fois de plus, la patrie
apparaît comme le suprême moyen de salut de
l'humanité.
La coalition des patries triomphera des préten-
dants à la monarchie universelle. Chacune d'elles,
renforcée et régénérée par la longue épreuve,
marchera ensuite vers ses destinées, dans l'indé-
pendance, et dans ce nouvel équilibre que les
nations établiront pour se garantir contre l'uto-
pie meurtrière de la domination universelle.
Mais malheur à celles qui croiront leur tâche
essentielle terminée lorsque la Folie allemande
aura été réfrénée. Les nations seront sauvées,
mais nulle ne pourra se reposer dans la tran-
quille jouissance de son droit : chacune est comp-
table devant les autres de l'usage qu'elle fait de
300 LE CHEVAL DE TROIE
son droit pour l'exploitation du morceau de pla-
nète qu'elle occupe et pour le gouvernement de
ses membres. Aucune nation ne jouit d'un droit
éternel et irrévocable sur sa part de la terre. A
toute nation, l'indépendance et la terre ne sont
laissées que dans la mesure où ces biens servent
au mieux des intérêts universels. Hommes, terres,
richesses des eaux et de la terre n'appartiennent
aux Etats qu'autant qu'ils en sont dignes pour le
bien du monde. Qui déchoit doit perdre la souve-
raineté et l'indépendance, comme le père indigne
perd ses droits sur ses enfants. Aucun droit his-
torique, aucun droit des peuples ne prévaudront
jamais contre les intérêts moraux et matériels de
l'assemblée des nations.
Ne sommeillez pas sur votre terre, nations, ne
laissez pas vos membres vivre dans la paresse et
le désordre : votre sol et votre esprit contiennent
des trésors que vous devez au monde ; si vous
êtes incapables de les tirer de vous-mêmes,
sachez que vous perdrez vos droits à la liberté, à
l'indépendance, à la souveraineté, car le monde
ne peut vous laisser ni gaspiller les biens de la
terre, ni corrompre les hommes qui vous sont
confiés.
LA SIGNIFICATION DE LA GUERRE 301
N'oubliez pas que le jugement du monde se fait
sur les champs de bataille : c'est au tribunal de
la guerre que se revisent les droits des nations,
car c'est là qu'apparaissent dans leur nudité les
fautes de chacune ; c'est là que les nations labo-
rieuses, saines et courageuses voient leur labeur
couronné par les armes et que les nations pares-
seuses, corrompues et lâches sont rejetées dans
les ténèbres.
L'Allemagne avait osé proclamer qu'elle seule
désormais était capable d'exploiter la planète et
de diriger les hommes. La France a répondu sur
la Marne à l'insolente prétention du germanisme.
Les nations unies feront connaître à l'Allemagne
et à ses vassaux la réponse du monde civilisé.
Lorsque les pas des hommes et des chevaux impri-
meront notre réponse sur le sol germanique, n'ou-
bliez pas, nations, que la victoire vous conduit au
travail et non au repos. A vous, alors, de porter
plus haut et de faire briller d'une flamme plus
belle et plus grande le flambeau de la civilisation
que les fils de Fichte avaient prétendu nous ravir.
0 France, mère chérie, le sacrifice de tes enfants
ne sera pas vain. Le peuple généreux que tu as
302 LE CHEVAL DE TROIE
nourri ne faillira pas. Le sang versé pour dé-
fendre ton âme et ton sol sacré porte témoignage
pour l'avenir. Tu as été la première parmi les
nations, pour servir Dieu et l'Humanité. Sache, ô
mère, que c'est le souvenir de ta grandeur qui a
grandi tes fils devant les Barbares. Ils ont été
dignes de toi parce qu'ils ont suivi le mouvement
du beau sang que tu leur as donné, de la raison et
des clartés divines que tu as recueillies pour eux
et que tu leur as transmises. L'or étranger, l'or
vagabond ne les avait pas corrompus ni détachés
de ton sein. Us ont souffert parce qu'ils t'aiment;
ils t'ont sauvée parce qu'ils veulent que tu gran-
disses pour le bien et la beauté du monde. Qu'ils
touchent le Rhin, mère, qu'ils y établissent la
ceinture qui protégera ton flanc, et ils rétabliront
entre le vieux fleuve, la montagne et les mers, par
l'alliance du sang, de l'intelligence et de la foi, le
plus beau royaume qui soit sous le ciel.
FIN
Fleury-devant-Douaumont, octobre 1914.
Paris, Mai-Décembre 1917.
APPENDICES
1
LE CHEVAL DE TROIE
{Notes de campagne.)
Dès 1913, l'idée da char d'assaut dut s'imposer à quelques
personnes. La, puissance du retranchement conduisait la rai-
son à chercher un moyen de le forcer qui mit l'assaillant à
l'abri du feu au moins pendant le temps de franchissement
des défenses. Le char d'assaut de la Grande Guerre devait être
conçu comme un moyen de rendre le retranchement inutile
(et non comme une simple machine de guerre destinée à jouer
un rôle dans une bataille de rase campagne). Il est essentiel-
lement destiné à remplacer l'infanterie dans son impuissant
assaut contre le matériel, et non à remplacer l'infanterie dans
la lutte contre l'infanterie. C'est ainsi que l'auteur de ce livre
fut amené k le concevoir dès août I9lô ; il fit part de ses réfle-
xions à quelques personnes à cette époque. Les obligations de
la vie militaire l'empêchèrent de rédiger un opuscule qu'il
projetait et pour lequel il avait pris quelques notes. L'idée, qui
s'imposait, se réalisa: en septembre 19 16, on vit apparaître les
tanks sur le front anglais. L'auteur, en permission à cette
époque, communiqua ses notes à M. Léon Daudet, qui en pu-
blia quelques extraits le 3 octobre 1916. On reproduit ici l'in-
tégralité de ces notes, dans la rédaction informe que l'auteur
leur avait donnée entre deux relèves ou entre deux reconnais-
sances, aux baraquements de Souville,en août 191 5, et à Vaux,
en décembre de la même année. Le lecteur est prié de regar-
der ces notes comme un témoignage de l'effort que fait la
pensée d'un fantassin qui n'admet pas que quelques rangées
de piquets et de fils de fer arrêtent indéfiniment le courage
de ses camarades.
Cheval de Troie 20
306 le cheval de troie
Le Cheval de Troie
L'impasse : un fossé de deux pas de largeur ar-
rête deux armées depuis un an. Le but de toute
action militaire étant :
l» Combattre Tennemi en lui infligeant des pertes
supérieures à celles que l'on subit soi-même ;
2° Conquérir ses positions, le poursuivre, l'en-
velopper ou l'empêcher de se reformer et obtenir
par là la maîtrise des territoires sur lesquels il se
ravitaille ;
la paix ne peut être imposée, par les armes,
que par une série d'actions qui procèdent de ces
principes.
Il semble que la guerre actuelle exclue ces ac-
tions et qu'elle ne puisse aboutir qu'à une paix
venant de la fatigue morale ou physique des adver-
saires, ou de l'épuisement de l'un d'eux, en armes
et en munitions, ou en approvisionnements.
En efîet,
tandis que, dans la guerre de mouvement, celui
qui, ayant conquis l'ascendant sur son adversaire,
prend l'offensive,
le bat, en subissant au premier choc des pertes
sensiblement aussi élevées que les siennes, mais en
lui infligeant des pertes énormes au premier fléchis-
sement et tout à fait disproportionnées avec celles
qu'il subit lui-même.
LE CHEVAL DE TROIE 307
conquiert ses positions, le poursuit, l'enveloppe,
le défait complètement et avance assez profondé-
ment dans l'intérieur du pays ennemi pour com-
mander la plupart des centres de ravitaillement :
DANS LA GUERRE DE TRANCFIÉES,
celui qui, possédant, avec l'ascendant sur l'en-
nemi, la supériorité en munitions, prend l'offen-
sive,
inflige à l'ennemi une défaite, mais tout à fait
localisée, et où les pertes de l'assaillant dépassent
souvent les pertes de l'assailli ;
ne conquiert que ses positions de première ou
de seconde ligne, ne peut poursuivre l'ennemi, ar-
rêté qu'il est tant par de nouvelles positions défen-
sives préparées à l'avance, que par les lignes non
rompues qui demeurent à sa droite et à sa gauche.
Ainsi, de grosses actions peuvent être engagées
heureusement, conduites victorieusement, et abou-
tir à ce résultat paradoxal contraire à tous les en-
seignements de la guerre :
le vainqueur, plus affaibli que le vaincu, est hors
d'état d'atteindre ses organes vitaux et de lui im-
poser la paix.
L'impasse. Guerre arrêtée. Actions militaires se
neutralisant. Quel est le problème ?
Rappel des lois essentielles de la guerre.
En quoi elles ne s'appliquent plus.
308 LE CHEVAL DE TROlE
Le problème est donc : annulation du retran-
chement.
a) Artillerie : insuffisance.
/>) Avions : inefficacité sur le sol.
c) Le cheval de Troie.
Souville, août 1915.
L'impasse.
Guerre de mouvement arrêtée.
Guerre de positions généralisée.
Fronts de force sensiblement égale derrière les-
quels les belligérants ne cherchent guère qu'à se
fatiguer et à s'user.
Or ces fronts ne paraissent pas pouvoir être rom-
pus, de telle manière que les armées passent aux
points de rupture.
Les offensives allemandes ou françaises, même
victorieuses au moins en première ligne ou en pre-
mière position, doivent s'arrêter.
Les actions militaires se trouvent ainsi neutra-
lisées.
Pratiquement, la guerre se trouve arrêtée, non
en ce qui concerne les actions locales, où elle se
continue, même dans cette guerre de positions,
selon des lois immuables, mais en ce qui concerne
l'action générale qui tend à la décision définitive.
Doit-on se résoudre à la conception de guerre
d'usure ? Plaisanterie. Surtout depuis que l'Alle-
magne s'est ouvert la route de Constantinople.
LE CHEVAL DE TROIE 309
Il faut tendre à rétablir la guerre de mouvement,
(où l'on retrouvera d'ailleurs à chaque pas les re-
tranchements). Rompre la ligne ininterrompue de
positions retranchées. Passer dans une large rup-
ture. Obliger l'adversaire à accepter la guerre en
rase campagne.
Problème : Annuler le retranchement.
Les Boches ont cherché le moyen de nous obli-
ger à évacuer nos retranchements : les gaz.
Le moyen est inefficace aujourd'hui.
Nous avons cherché le moyen de détruire le re-
tranchement, les défenses par une préparation intense
d'artillerie.
Le moyen a parfaitement réussi pour une partie
du front et pour les premières positions boches.
Il a échoué contre la seconde position. Pourquoi?
On a imaginé de mettre en ligne de véritables
flottes aériennes. Pas sérieux. Bombardement par
avions inefficace.
Nous en sommes au même point : neutralisation
des forces en présence, également retranchées, éga-
lement puissantes sur la défensive, également im-
puissantes pour une offensive décisive.
L'Allemagne a cherché une issue. La guerre
étant mondiale, elle a porté la guerre aux Balkans
afin d'éviter d'être coupée du reste du monde, afin
de donner au monde le spectacle de ses armées en
marche^ en marche victorieuse, afin de posséder
cette clé qu'est Constantinople, et, enfin, afin d'at-
310 LE CHEVAL DE TROIE
teindre les Alliés dans leurs possessions. Mais une
rupture du front boche occidental l'obligerait à
renoncer à cette action.
D'autre part, si les Alliés réussissent à fermer
de nouveau les Balkans et le Danube, il n'en restera
pas moins qu'ils auront à rompre le front boche en
France et en Pologne pour obtenir la seule déci-
sion qui vaille, la décision par les armes.
Nous retrouverons le même problème : l'annula-
tion du retranchement.
Il s'agit d'amener des troupes dans les tranchées
allemandes sans subir de pertes. C'est l'invraisem-
blable actuellement.
Le cheval de Troie. — Théoriquement, le moyen,
qui doit nous apparaître aujourd'hui aussi fabuleux
et monstrueux que le canon au moment où il appa-
rut, le moyen est un engin mobile, protégé, por-
teur d'hommes, armé de mitrailleuses, des engins
du combat individuel, porteur de gaz, de liquide,
et qui sera pourvu extérieurement de cisailles, de
crampons, etc., qui couperont, qui arracheront les
réseaux, de massues qui briseront les abris légers,
qui aveugleront les créneaux de mitrailleuses, qui
briseront les engins de tranchées, etc. L'œuvre de
destruction et de démoralisation faite, les fractions
transportées en sortiront, rejointes par les troupes
non protégées qui occuperont la première position.
Nouvel assaut des nouveaux engins contre la
LE CHEVAL DE TROIE 311
deuxième position. Et ainsi de suite contre les posi-
tions d'arrière, moins fortes d'ailleurs, et l'on entrera
alors dans la guerre de mouvement.
Problème posé aux constructeurs.
L'auto-mitrailleuse est une indication. Mais il
s'agit d'inventer un engin beaucoup plus puissant
et qui pourra se mouvoir non plus sur les routes,
mais dans les plaines, au besoin dans les bois. Il
s'agit en quelque sorte d'inventer une sorte de cui-
rassé terrestre qui sera invulnérable matériellement
à l'artillerie de petit et de moyen calibre, et qui,
par sa mobilité, échappera, dans une certaine me-
sure, à l'artillerie lourde. // s'agit de trouver un
moyen de progression d'où la roue sera exclue, des
articulations pour de véritables membres. 11 s'agit
de forger un monstre mécanique. Le problème
peut être résolu au xx* siècle.
Peut-il être résolu pendant la guerre ?
11 se peut, si Ton admet que, la situation étant
rétablie aux Balkans, on peut maintenir le front
pendant le temps nécessaire à la solution. Mais ce
maintien ne sera possible que si l'on réalise en
France l'organisation civile nécessaire à l'entretien
de l'armée et au travail intense (dans toutes les
conditions de sécurité) qu'exigera le nouvel arme-
ment. Nous sortons ici du problème militaire.
Vaux, décembre 1915.
312 LE CHEVAL DE TROIE
Les noies que l'on reproduit ici avaient été communiquées
à quelques personnes ; l'une d'elles se les rappela, le jour où
les tanks apparurent pour la première fois sur le front anglais,
et roulul bien écrire à l'auteur la lettre suivante :
S. P. 115, le 17/9/1916.
Mon cher ami,
Je viens de lire sur les journaux la description ébau-
chée de ces « monstres de feu » que les Anglais ont
lancés sur les tranchées boches. Ce moyen de rompre
le front, nouveau pour le public, ne Test pas pour moi
qui me souviens d'un des derniers soirs de Vaux où,
au cours d'une conversation dans votre chambre de la
maison Gaudy, vous l'aviez déjà non pas entrevu mais
"nettement vu... Je n'ai pu résister au plaisir de bar-
bouiller ces lignes pour vous dire que je ne l'ai pas
oublié et pour rendre un amical hommage au quasi-in-
venteur de ce procédé nouveau qui donne déjà de si
bons résultats.
Bien vôtre.
Emm. Vaissettes.
II
La famille et l'armée
EN France et en Allemagne
(Voir le chapitre IX, § m).
Le tableau de M. André Lefèvre.
M. André Lcfèvre ;i donné, dans le Petit Parisien, en no-
vembre l'JIT, un tableau des ejfectifs probables des classes
1919 à 1933 en France et en Allemagne en 1933. Nous le repro-
duisons ci-contre. Aucun texte ne peut être plus éloquent à vn
double point de vue :
Si nous laissons V Allemagne unie, par quoi serait défendue
l'assemblée des familles françaises en 1933 ?
Par Trois millions trois cent mille hommes qui auraient à
subir le choc de
Huit millions d'hommes
Voici pour l'avenir commandé par le passé acquis.
Si, en outre, dans les années qui vont suivre, nous ne res-
taurions pas la famille française, si nous la laissions détruire
par la morale d'avant-guerre, on peut aisément prévoir que la
proportion de 3 à S serait singulièrement aggravée.
Le tableau de M. André Lefèvre amène deux conclusions :
il faut disloquer l'Empire allemand,
il faut restaurer la famille française, ou renoncer à conser-
ver la France.
Les soldats de la Marne et de Verdun se sont battus pour
que la France vive. Ceci donne une obligation à ceux qui restent
pour fixer les conditions de la paix et préparer l'avenir.
314
LE CHEVAL DE TROIE
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NOTE BIBLIOGRAPHIQUE
SUR LA LITTÉRATURE DE GUERRE
On se propose de donner ici une liste très courte d'ouvrages,
publiés depuis la guerre ou se rattachant directement aux évé-
nements, qui, au sens d'un certain nombre de personnes, ont
paru exprimer le plus fortement l'esprit de guerre, prévoyant,
raisonnable et ardent.
Tout le monde placera en tête de liste les fameux ouvrages
prophétiques :
Kiel et Tanger, de Charles Maurras, publié en 1908;
L'Av&nt-guerre, de Léon Daudet, publié en mars 19t3.
(Ces deux ouvrages ont été édités par la Nouvelle Librairie
Nationale,
Pour la période de guerre :
Les Études sociales sur la guerre, de Paul Bourget qui ont
paru à l'Écho de Paris et dont la publication en librairie est
annoncée (à la Société littéraire de France);
La série des Conditions de la Victoire, de Charles Maurras
{La France se sauve elle-même; Ministère et Parlement ; Le
Parlement se réunit; Vers une autorité ; — Nouvelle Librairie
Nationale).
La série L'Ame française et la Guerre, de Maurice Barrés
(L'union sacrée, les Saints de la France, La Croix de Guerre,
L'amitié des tranchées. Les voyages de Lorraine et d'Artois,
Pour les mutilés ; — chez Émile-Paul).
Sur l'esprit de l'armée, il est incontestable que :
L'armée de la, guerre, du capitaine Z,
Les méditations dans la tranchée, du lieutenant Antoine
Rédier,
316 LE CHEVAL DE TROIE
Le carnet d'un comb&ttant, du capitaine TufTrau,
Les bienfaits de la guerre, de Joachim Gasquet,
sont parmi les meilleurs livres (tous quatre chez l'éditeur
Payot). On ne parle pas ici des récits de guerre ou des romans
de guerre dont le Dixmude, de Charles Le Goffic, le Gaspard
de René Benjamin, le Bourru, soldai de Vauquois,de Jean des
Vignes-Rouges, sont les types reconnus et justement loués.
Sur la situation du Combattant :
La Part du Combattant, de Charles Maurras (Nouvelle Li-
brairie Nationale) est le livre fondamental, qui peut être re-
gardé comme le point de départ d'une des plus importantes
transformations militaires du xx" siècle.
Il est regrettable que des journalistes comme Léon Bailby,
qui ont fait tant d'heureuses campagnes pour l'amélioration
de la condition matérielle du combattant, n'aient point réuni
en volume leurs articles ou leurs études.
Signalons les remarquables études que M. Henri Davoust a
publiées sous le titre L'Avenir du soldat dans le Tord-Boyau
(journal du front) ; ces études paraîtront en librairie en 1918.
Les Tronçons du Serpent, Idée d'une dislocation de l'Empire
allemand, par Louis Dimier (Nouvelle Librairie Nationale),
constituent le manuel de toutes les personnes qui veulent con-
naître les possibilités et les conditions d'une dissociation du
Deutschtuni.
Sur l'après-guerre,
Hors du Joug allemand, de Léon Daudet (Nouvelle Librai-
rie Nationale);
Vers la démocratie nouvelle, de Lysis (chez Payot; ce livre
n'est démocratique que dans son titre).
Enfin, tout Français qui voudra comprendre les raisons pro-
fondes de la guerre se doit de lire :
L'Allemagne et la Guerre, de M. Emile Boutroux (chez Ber-
ger-Levrault) et ce chef-d'œuvre qu'est la préface de l'éminent
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE 317
philosophe au livre de M. Santayana, l'Erreur de la Philoso-
phie allemande ;
Quand les Français ne s'aimaienl pas, de Charles Maurras ;
et l'Histoire de Deux Peuples, de Jacques Bainville.
Aucun Français n'ignore que toute notre littérature de guerre
et de paix est et sera dominée par les ordres donnés aux
Armées par le général commandant en chef le 6 septembre 1914
et le 24 février 1916. Ceci a sauvé cela, donnant une direction
aux combattants de la Marne et de Verdun.
Ces grands ordres, qui sont aussi des appels à la raison, à
l'enthousiasme et à la volonté françaises, devront être à la place
d'honneur, dans chacune de nos maisons. Relisons-les, afin de
nous rappeler ce que nous leur devons :
Au MOMENT où s EINGùGb uiNli bATAILLE DONT DEPEND LE SALUT
DU PAYS, IL IMPORXt DE KaPPELL R A TOUS QUE LE MOMENT n'eST
PLUS DE REGARDER EN AKRlÈRIi : lOUS LES EFFORTS DOIVENT ETRE
EMPLOYÉS A ATTAQUER ET A REFOULER l'eNNEMI. UnE TROUPE QUI
nb peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le ter-
rain conquis et se faire tuer slr place plutôt que de reculer.
Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut
être tolérée.
GÉNÉRAL JOFFRE.
J'ai DONNÉ l'ordre de résister sur place au nord de Verdun.
Tout chef qui donnera un ordre de retraite sera traduit
devant un conseil de guerre.
GÉNÉRAL JOFFRE.
000 035 516
TABLE
Pages
dédicace 5
Introduction. — Contre l'ennemie du genre humain. . . 17
Première partie
PROBLÈMES INTELLECTUELS ET MORAUX
Chapitre premier. — Le siècle où nous sommes 41
Chapitre II. — Le donheur de vivre 51
Chapitre III. — Une idée mortelle: le devoir .... 59
Chapitre IV. — Nos raisons de combattre 75
Chapitre V. — Les idées et l'organisation de l'armée.
i. — Les principes de l'obligation militaire. Kant
et Rousseau aux armées ". 97
II. — Principe de l'organisation militaire : le socia-
lisme autoritaire 110
III. — Les combattants victimes de Jean-Jacques . 141
IV. — Le règne des contremaîtres intellectuels . . 160
Chapitre VI. — Les divinités impuissantes 169
Deuxième partie
PROBLÈMES MILITAIRES ET POLITIQUES
Chapitre VII. — Le problème de la grande guerre . . 177
I. — L'illusion de la guerre de tranchées .... 182
II. — L'impasse (la guerre bloquée) 194
A
r^
320 TABLE
III. — L'issue (l'annulation du relranchemi
val de Troie)
a) Tourner le front, p. 211 ; — b)
retranchement, p 216 ; — c) Suri ,^^^
retranchement, p. 217 ; — d) Le relranoH|
ment vide, la guerre d'arrière-front, p. 219 ;
— e) La liaison générale, p. 224.
Appendice au Ch&p. VII. — Le problème résolu : le che-
val de Troie devant Cambrai 227
Chapitre Vlll. — Le problème politique 233
Chapitre IX. — Problèmes économiques et sociaux. . 239
I. — L'organisation économique 245
II. — Problèmes sociaux . 259
III. — Le problème social par excellence. La famille. 271
Conclusions. — La signification de la guerre. Monarchie
universelle et démocratie universelle 283
Appendices :
I. — Le cheval de Troie {Notes de campagne). . 305
II. — La famille et l'armée en France et en Alle-
magne (Le tableau de M. André Lefèvre). 313
A^o<c bibliographique sur la littérature de guerre. . . 315
MAYENNE, I tl 1> R I M E R I E CHARLES COLIN